Les Mauritaniens réfugiés au Sénégal. Une anthropologie critique de l’asile et de l’aide humanitaire, Marion FRESIA

 

 

 

 

 

En 1989, 120000 Mauritaniens noirs appartenant majoritairement au groupe ethnique haalpulaar sont expulsés de leur région par leur gouvernement et sont contraints de trouver refuge au Sénégal et au Mali. À la lumière d’une étude minutieuse d’une expérience d’exil – les Mauritaniens réfugiés au Sénégal -, Marion Fresia, enseignante et chercheure à l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel, nous livre, ici, un passionnant essai d’anthropologie critique de l’asile et de l’aide humanitaire dans un pays du Sud. Celui-ci s’inscrit « à la croisée de la socio-anthropologie du développement, de l’anthropologie juridique et des études sur les migrations ».

Le contexte particulier de cette situation de refuge qui sert de socle à l’ouvrage mérite d’être développé. Tout d’abord, ces populations ne sont pas les victimes d’un conflit entre deux États ou entre deux factions en lutte. Elles ont été méthodiquement expulsées par leur propre gouvernement des terres fertiles de la vallée du fleuve Sénégal qu’elles détenaient et mettaient en valeur depuis des siècles. Cette expulsion des « négro-mauritaniens » fut liée à d’importants enjeux fonciers, politiques et identitaires encore non résolus. Considérés par les autorités en place comme étant d’origine sénégalaise, ils n’eurent pas droit dans un premier temps à un statut de réfugié. Cette non-reconnaissance a impliqué pendant longtemps l’impossibilité de mettre en place un rapatriement officiel et collectif qui aurait signifié reconnaître à ces populations leur citoyenneté mauritanienne et donc leur rendre les biens et les terres dont elles avaient été spoliées.

De plus, ces réfugiés ne sont pas des étrangers pour les Sénégalais qui les accueillent sur l’autre rive du fleuve. Ici, populations réfugiées et populations d’accueil partagent une même origine ethnique, une situation fréquemment observée en Afrique. Ils sont haalpulaar et appartiennent à un même territoire historique, le Fuuta Tooro. Ils détiennent et mettent en valeur des terres sur chaque rive et ont toujours pratiqué des mobilités trans-fluviales. Marion Fresia s’est attachée à restituer les éléments de compréhension d’une actualité brûlante en l’insérant dans l’histoire longue des mobilités des haalpulaaren caractérisée par des mouvements de flux et de reflux entre les deux rives du fleuve Sénégal.

Aussi, ces populations sont-elles devenues « réfugiées » à partir de 1989 sur les terres de leurs ancêtres et de leurs parents proches, une situation qui a donné lieu à une longue période de chevauchement entre deux formes d’assistance, l’une fondée sur les solidarités locales et parentales, l’autre sur les solidarités conventionnées, nationales ou internationales ? Et cette interférence, étudiée ici de façon minutieuse, a créé des dynamiques originales et inattendues, faites de choix et de réappropriations.

En outre, ces populations sont réfugiées au Sénégal depuis plus de dix ans lorsque Marion Fresia mène son étude de terrain, entre 2000 et 2004. Cette période de post-urgence, caractérisée à la fois par le désengagement des institutions humanitaires et notamment du HCR et par une faible médiatisation des réfugiés, a présenté des avantages méthodologiques certains. Cela signifiait un libre accès aux sites de réfugiés, une circulation aisée dans la zone, des possibilités de séjours de longue durée qui ont permis le recueil d’un important matériau d’enquêtes notamment rétrospectives, c’est-à-dire « pouvoir observer la vie des populations exilées en dehors des institutions qui les nomment et ainsi (d’) adopter un regard décalé sur son objet d’étude », etc. Rappelons que les réfugiés mauritaniens se sont dispersés sur la rive gauche du fleuve Sénégal, dans plus de 280 sites d’accueil et installations jumelées à des villages autochtones, regroupant chacun entre cinquante et 2 500 personnes, sur plus de 500 kilomètres entre Saint-Louis et Bakel. Ils sont présents également dans les villes sénégalaises et mauritaniennes, dans les zones pastorales du Ferlo sénégalais et dans d’autres pays comme les États-Unis.

Toutefois, l’auteur a choisi le département de Podor comme cadre d’analyse et plus spécialement, deux de ses circonscriptions administratives, celles de Gamaaji Sarré et de Ndioum, sélectionnées parce que regroupant les divers modes d’installation des réfugiés, sites d’accueil, villages jumelés, regroupements spontanés ou dispersion en ville, éléments déterminants des dynamiques d’insertion. Ce cadre d’analyse, circonscrit à un espace géographique restreint, se traduit par un fort ancrage empirique et donne ainsi à l’ouvrage une importante dimension ethnographique étayée à la fois par de multiples extraits d’entretiens, récits de vie et témoignages, par des cartes de situation à différentes échelles et par un glossaire riche de termes de la lexicographie peule. Il s’agit, en quelque sorte, d’une véritable ethnographie compréhensive d’un espace humanitaire.

Chacune à leur manière, les trois parties de l’ouvrage abordent cette notion d’espace humanitaire. Par le jeu des changements d’approches, des emboîtements de lieux et d’échelles d’observation, cet espace est mis en lumière tour à tour comme espace de gouvernance, frontière interne et espace vécu.

Une première partie, – « devenir réfugié chez ses parents » -, interroge la construction de la catégorie contemporaine du réfugié et la nature des interventions humanitaires que la reconnaissance de ce statut justifie. Mais, c’est la manière dont une intervention humanitaire est mise en œuvre dans un contexte précis qui focalise surtout l’attention. Ainsi, la confrontation entre le discours humanitaire « globalisé » et les modalités concrètes d’une intervention met en évidence le décalage entre cadre juridique légal et cadre d’action local. Et cette intervention humanitaire fait émerger un espace de gouvernance qui s’érige en concurrent de l’espace étatique sénégalais et échappe à son contrôle.

Une deuxième partie – « reconstruire une vie : la diversité des parcours d’exil » – s’attache à montrer la diversité des stratégies mises en œuvre par les familles réfugiées pour reconstituer dans l’exil un capital économique et social. Ces dynamiques d’insertion se traduisent par l’accès à des terres de culture, à des activités d’élevage ou de commerce ou encore par une insertion dans des filières migratoires parfois anciennes. Après avoir vécu des mobilités forcées, elles mettent en place des formes de mobilité activement recherchées qui se construisent sur plusieurs territorialités, faisant jouer la multiplicité de leurs identités. Il faut ici regretter que l’étude de l’accès aux ressources foncières locales n’ait pas été abordée à une autre échelle que celle des formes d’installation, entraînant des généralisations hâtives. Dans la mesure où les familles regroupées en sites, villages jumelés, hameaux spontanés ou encore qui sont dispersées appartenaient à diverses sphères socio-économiques, une approche à l’échelle familiale aurait sans doute été plus pertinente.

Une troisième partie – « donner un sens à l’exil » -, se focalise sur la personne, interrogeant son vécu, c’est-à-dire la manière dont elle se représente, vit et parle des évènements et des changements qu’elle a connus et qui l’ont affectée. Cette partie explore le tissu de mots et d’images utilisés par ces hommes et ces femmes pour parler de leur histoire afin d’identifier les ressentis que ce tissu véhicule. L’espace humanitaire est révélé ici comme un espace vécu.

En résumé, tout l’intérêt de ce travail réside dans cette constante déconstruction de l’asile et de l’aide humanitaire suivie d’une reconstruction in situ. Qu’il s’agisse du statut de réfugié, de la solution dite durable, du rapatriement ou encore du camp, ces notions sont tour à tour confrontées aux modalités concrètes d’une politique d’intervention dans un contexte local précis. Par exemple, l’auteur déconstruit la catégorie du réfugié qui fait l’objet d’un discours globalisé et dont la seule identité se réduit le plus souvent à la victime passive et dépendante. Marion Fresia, par ses enquêtes, montre la diversité de leurs sphères sociales et politiques relevant de leur histoire propre. Ici, les réfugiés sont fonctionnaires, agriculteurs, éleveurs, commerçants et développent des stratégies diversifiées indépendamment de leur statut. Le décalage entre les solutions préconisées par le droit international des réfugiés pour mettre un terme aux situations d’exil et celles envisagées, en pratique, par les populations pour sécuriser leur statut tant juridique qu’économique est ainsi mis en évidence. Aussi, la notion de réfugié ne serait-elle qu’« un statut juridique partagé par un ensemble de personnes à un moment donné de l’histoire » ?

En conclusion, voici un ouvrage capital sur les processus de changements sociaux et identitaires induits par le déplacement forcé et par l’intervention humanitaire ainsi que « sur les enjeux liés aux transferts de normes et de catégories, d’origine occidentale, à des contextes sociaux, politiques et culturels différents ».

 

Notes de lecture

Véronique Lassailly-Jacob, « Marion FRESIA, Les Mauritaniens réfugiés au Sénégal. Une anthropologie critique de l’asile et de l’aide humanitaire », Revue européenne des migrations internationales

Véronique Lassailly-Jacob

Professeure de géographie, Université de Poitiers, Migrinter / UMR 6588

Source: journals.openedition.org

 

 

 

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