Résumés

Au cœur de l’interculturalité en Mauritanie, l’école est le lieu de confluences des questions ethniques, tribales, identitaires, religieuses, des querelles linguistiques… En effet, telle une mosaique, la Mauritanie est constituée d’une multitude d’éléments, assemblés plus ou moins artificiellement durant la période coloniale sous l’image d’un « ensemble mauritanien ».  Aussi, la question linguistique a toujours été délicate lors des nombreuses réformes du système éducatif qui se sont succédé depuis l’indépendance, et les tentatives d’arabisation n’ont pas été réalisées sans heurts.

Indépendamment des conséquences positives et négatives de ces réformes pédagogiques et des insuffisances ayant entravé leur application, il est indéniable que la dimension linguistique reste la dimension essentielle dans les politiques éducatives connues par la Mauritanie indépendante et un indice fort de la présence des questions identitaires au niveau des dirigeants du pays.

Dans un contexte politique aujourd’hui encore instable, le système éducatif est à la fois outil du politique en ce sens qu’il permet de véhiculer les valeurs nouvelles à la société civile, mais également lieu de luttes et de conflits pour les différents acteurs.

Indépendante depuis le 28 Novembre 1960, la République Islamique de Mauritanie  s’étend dans l’Ouest du Sahara sur un territoire de 1 030 000 km2 entre le Maroc et l’Algérie au nord, le fleuve Sénégal au sud et le Mali à l’est. Pays crée artificiellement par l’empire colonial français sur des réalités sociales différentes, la Mauritanie est composée d’une population très hétérogène. Unifié dans la religion musulmane, le peuple mauritanien est constitué de deux grands ensembles : l’ensemble hassanophone et l’ensemble négro mauritanien. L’ensemble hassanophone, lui-même réparti en deux sous-ensembles : les Maures blancs ou Beïdanes et les Maures noirs ou Harratines, descendants d’esclaves asservis par les Maures blancs. L’ensemble négro mauritanien, quant à lui, se répartit en trois sous-ensembles : les Halpoulars (Peuls), les Soninkés, les Wolofs. Une division conflictuelle incessante entre ces deux grands ensembles explique la dualité dans laquelle vit la Mauritanie, dualité traduite par une hétérogénéité culturelle et linguistique. i

C’est à travers la question linguistique, et plus précisément les politiques linguistiques que nous tenterons de comprendre les tensions entre ces différents groupes.

  1. L’évolution du statut des langues en Mauritanie 

Si l’ensemble négro mauritanien a ses langues propres pour le domaine familial, il a toujours été favorable à l’enseignement du français. Le wolof, le soninké et le pulaar ont acquis le statut de langues nationales en 1979. Cependant, la scolarisation en langue nationale n’a pas dépassé le stade de l’expérimentation chez les populations négro mauritaniennes, considérée comme un ghetto les privant du français.

En 1960, l’arabe était langue nationale et le français langue officielle. L’arabe est passé du statut de langue nationale au double statut de langue nationale et officielle, c’est à dire la langue de fonctionnement du système politique, la langue de scolarisation et des médias.

Le français, quant à lui, d’un point de vue juridique, est passé du statut de langue officielle dans la constitution de 1960 à celui de langue d’enseignement aujourd’hui.ii

La politique d’arabisation a été perçue comme une entreprise d’assimilation culturelle par les populations négro mauritaniennes. Le français n’a en fait jamais été revendiqué comme une langue de l’unité nationale mais plutôt comme revendication ethnique de l’ensemble négro-mauritanien contre l’arabe et le peuple maure.

Les divergences linguistiques ont fortement marqué le parcours politique de la Mauritanie de l’indépendance à nos jours, mettant le pays, par intermittence, au bord de la guerre civile : 1966, 1979, 1989iii. Elles ont aussi marqué l’évolution du système éducatif, dont les diverses réformes reflètent les tâtonnements des différents régimes qui ont gouverné le pays, pour trouver une solution satisfaisante pour tous et donc garante de paix sociale. Ainsi, le rapport conflictuel entre la langue arabe (arabe/hassanya) et les langues nationales transfère le conflit sur un autre terrain, l’école, dont le français est l’enjeu.iv

Depuis 1960, le pays aura ainsi connu cinq réformes du système éducatif qui sont des actes de politique linguistique. La place accordée au français, à l’arabe et aux langues négro-africaines a été l’objet de toutes ces réformes. Entre tentative d’arabisation et mesures d’apaisement, la question linguistique a donc été omniprésente. De 1979 à 1999, la Mauritanie s’est finalement divisée en créant deux filières scolaires : les enfants pouvaient s’inscrire soit dans la filière arabe, soit dans la filière bilingue (qui correspondait à un enseignement en français). La scission culturelle du pays se retrouvant ainsi sur les bancs de l’école dans des classes séparées. v

La dernière réforme, en 1999, par sa réintroduction du français langue d’enseignement, marque le retour au bilinguisme et l’échec relatif de 40 ans de réformes du système éducatif. Le changement majeur est le retour à un enseignement unifié, mettant fin aux anciennes filières arabes et bilingues qui divisaient le pays. Aujourd’hui, les disciplines littéraires (histoire-géographie, éducation civique, philosophie…) sont enseignées en arabe et les disciplines scientifiques (mathématiques, sciences naturelles, physique…) en français.

  1. Pourquoi un retour au bilinguisme ?

D’un point de vue politique, le bilinguisme tend à répondre à des impératifs d’ordre politique et culturel : unifier le peuple, mettre fin à des conflits, faciliter des échanges, transférer des savoir-faire… Mais ce bilinguisme étatique cache la juxtaposition de plusieurs « unilinguismes » retors.vi Dans le cas Mauritanien, ce retour au bilinguisme répond à deux facteurs.

Tout d’abord, cette dernière réforme semble répondre à un impératif d’unité nationale et de paix civile dans le pays. Elle a réconcilié les différentes composantes des mauritaniens entre elles en envoyant leurs enfants à la même école, dans la même classe, devant le même maître…

Ensuite, la génération « arabisée » s’est retrouvée en grande partie « sacrifiée »vii ; en effet le manque de débouchés des bacheliers arabophones vis à vis des universités étrangères a pointé une insuffisance du système. L’Université de Nouakchott n’offrant pas encore de troisième cycle à ses étudiants, ceux-ci doivent poursuivre leurs études à l’étranger, or un mauvais niveau de langue en français ferme bon nombre de portes… De plus, une journaliste notait « qu’un médecin ou un ingénieur formé en arabe doit travailler avec des documents généralement en français ».viii

Le résultat espéré d’une telle réforme est d’obtenir, à terme, l’émergence d’une « communauté linguistique »  au sens que lui donne William Labov : «  groupe de locuteurs qui partagent un ensemble d’attitudes sociales vis à vis de la langue »ix

  1. La nouvelle réforme en question

Nos enquêtes de terrain cherchent à percevoir la mise en œuvre et les opinions des différents acteurs ainsi que les répercussions d’une réforme d’une telle envergure sur ce retour au bilinguisme.

 

 

Aux premiers abords, tous nos informateurs semblent accueillir positivement la nouvelle réforme. Le caractère unificateur est perçu comme une avancée positive pour le peuple mauritanien. Beaucoup souhaitent voir s’apaiser les tensions ethniques et le retour des enfants sur les bancs d’une même école est porteur d’espoir.x C’est le voeu commun de voir naître « un jeune mauritanien » et non pas deux comme c’était le cas jusqu’à présent.

Cependant, selon la position des personnes interrogées, des nuances peuvent être apportées… Les directeurs d’établissements et certains théoriciens de la réforme ont souvent un discours bien plus optimiste que les hommes de terrain, ceux qui sont face aux élèves quotidiennement : les enseignants. Bien que ces derniers soient généralement favorables à cette hétérogénéité ethnique, ils sont assez dubitatifs quant à la mise en œuvre pratique de la réforme. Confrontés aux soucis logistiques, ils estiment tous que les théoriciens n’ont prévu aucune mesure d’accompagnement ce qui conduit sur le terrain à un échec probant. De ce fait, malgré l’unification qu’ils considèrent positive, la plupart d’entre eux préféraient enseigner dans l’ancien système.

Aujourd’hui, la réforme a atteint la seconde année du secondaire. Tous les élèves du fondamental ont donc suivi l’enseignement arabe (langue de culture) et français (langue scientifique). Mais les enseignants déplorent le niveau linguistique des élèves, tant en arabe qu’en français. Certains diront même qu’avant, au moins, le système formait des arabisants ou des francisants, maintenant il y a des « riennistes »xi…  Ce constat sur la médiocrité des résultats nous a été décrié mais plusieurs facteurs peuvent être explicatifs.

 

En premier lieu, la scolarisation massive ces dernières années a entraîné un énorme besoin d’enseignants. Mais les centres de formation initiale (ENI, ENS)xii ne peuvent accroître démesurément leur capacité d’accueil. De nouveaux enseignants ont alors été recrutés, dans l’urgence. Certains étudiants de niveau licence ou maîtrise ont été sollicité directement à l’Université  même si leurs disciplines étaient différentes de leurs futurs enseignements. Des formations accélérées leur ont permis de rejoindre des établissements scolaires le plus rapidement possible. Certaines formations accélérées ont même été réduites à cinq jours.xiii Avec une formation initiale si brève, il n’est alors pas étonnant d’observer sur le terrain que nombre d’enseignants ne maîtrisent pas leur langue d’enseignement ou ne connaissent pas le contenu de leur enseignement.

 

Il y a non seulement une réforme des langues d’enseignement mais également des contenus et pédagogies d’enseignement. L’IPNxiv a révisé tous les programmes et des nouveaux manuels scolaires ont été conçus pour chaque niveau. Mais l’édition et la distribution de ces manuels est loin d’être achevée… Les écoles fondamentales sont depuis un an entièrement fournies mais les enseignants de première année de secondaire doivent encore « bricoler » comme ils peuvent. Des cours de mathématique ou de sciences dispensés en français sont assurés grâce à des manuels en arabe… Les enseignants s’indignent d’une mise en application aussi rapide, ils auraient souhaité avoir tout le matériel avant de se lancer dans une telle mission !

Des pages entières ne suffiraient pas à décrire tous les problèmes concrets qui entravent la réforme. Des retards matériels, des financements insuffisants, la situation précaire des enseignants, la corruption pour le passage en classe supérieure, l’impossible reconversion linguistique de certains enseignantsxv, des classes pléthoriques aux niveaux trop hétérogènes qui retardent les programmes… Mais derrière tous ces aspects techniques se cachent en filigrane des questions d’ordre culturel et identitaire qui sont encore loin d’être résolues. Le conflit ethnique est toujours d’actualité même si aujourd’hui il apparaît comme sous-jacent.

Les discours  des enseignants négro mauritaniens francisants sont révélateurs dans bien des cas d’une totale démotivation et d’une rancœur prononcée envers le système. Ils sont pour la plupart originaires du sud de la Mauritanie et sont affectés aux quatre coins du pays pour enseigner. Ils ne croient pas au bilinguisme au sens où nous l’avons décrit précédemment, c’est une vague utopie qui pour eux ne sera jamais atteinte en Mauritanie. Un système unifié ne comblera pas les inégalités culturelles du pays. A diplômes équivalents, un maure sera toujours prioritaire sur un négro mauritanien pour un emploi selon leurs dires. Le retour du français comme langue d’enseignement ne changera en rien cet état de fait qui apparaît comme immuable. Leur discours est souvent paradoxal, à la fois chargé de satisfaction  face au retour du français pour tous mais également inquiet face à l’avenir.

Un autre phénomène permet à cette situation conflictuelle de perdurer, c’est la position de certains parents d’élèves. Ils n’encouragent nullement leurs enfants à fournir des efforts dans la langue « adverse », la qualifiant d’inutile. Le mépris face à « l’autre » et à sa culture est encore frappant dans bien des régions et cela, dans tous les groupes. Par ailleurs, la pratique de la langue maternelle au foyer parental n’incite guère à approfondir les langues d’enseignement.

Malgré ces discours pessimistes sur la possibilité d’un bilinguisme futur, quelques ouvertures ne sont pas à négliger. En effet, si la génération adulte reste encore très scindée, les cours de récréations le sont beaucoup moins. Ceci est surtout visible dans les grandes villes qui regroupent les différents ensembles culturels. Gardons à l’esprit que ce bouleversement scolaire est loin d’être achevé et qu’une telle ambition nécessite patience et persévérance.

Entre arabité et africanité, la question identitaire fait encore débat en Mauritanie. Etudier les représentations sociolinguistiques parait, dans le cadre de la poursuite de notre action, une piste intéressante à explorer. Quelles perceptions ont les différents acteurs du système éducatif de toutes ces langues pratiquées ? Quel est le besoin qu’ils expriment pour chacune d’elle ? Le degré d’affectivité qui leur est attaché est-il synonyme de revendication identitaire ? Autant de questions qui nous l’espérons, s’éclaireront au fur et à mesure de nos enquêtes de terrain !

 

Note de fin

i La Mauritanie est toujours présentée en deux communautés, mais il est très difficile de déterminer la part de chacune d’elle. Selon les sources, ou plutôt l’origine de l’information , les chiffres varient sensiblement…

ii Dans la constitution de 1960  « la langue nationale est l’arabe, la langue officielle le français », dans celle de 1991 « les langues nationales sont l’arabe, le pulaar, le soninké, le wolof ; la langue officielle est l’arabe ». On remarque que le français a perdu tout statut institutionnel, et le statut de langue d’enseignement ne concerne que les disciplines scientifiques.

iii 1966 et 1979 marquent des révoltes face à l’arabisation du système éducatif mais les évènements de 1989 ont été beaucoup plus tragiques, de violents affrontements ethniques ont conduit à des expulsions importantes de part et d’autre de la frontière sud avec le Sénégal.

iv Christine Matignon, Sociolinguistique des langues en Mauritanie, Une lecture du niveau en français des étudiants de l’Université de Nouakchott ?, mémoire de DEA, Juin 2004.

v Il est à noter que certains enfants issus de ce système sont incapables de communiquer entre eux puisque certains ne parlent que le hassanya et l’arabe classique et d’autres le français et une langue négro mauritanienne.

vi Idoumou Ould Mohamed Lemine, Le bilinguisme dans le nouveau système éducatif mauritanien : essai de réflexion, communication lors du III° séminaire sur l’Harmonisation des Programmes de Français, Nouakchott, 15 au 20 janvier 2002.

vii Cette expression peut paraître excessive mais c’est celle de nos interlocuteurs !

viii Hindou Mint Hainina, journaliste Al Bayane, propos recueillis par Pierre Lamailloux, Diagonales, n°26, p34.

ix William Labov, Sociolinguistique, édition de Minuit, Paris, 1976.

x  Certains informateurs négro mauritaniens m’avouaient qu’ils pourraient pardonner les évènements de 1989 même s’ils ne pourraient pas les oublier. A travers ce « refus d’oubli » se trame souvent  une volonté de différenciation permanente  des groupes dans les discours.

xi Cette expression nous a fait sourire mais elle reprend l’idée de bon nombre d’enseignants !

xii Respectivement école normale des instituteurs et école normale supérieure (qui forme les enseignants du second degré)

xiii Un jeune enseignant de sciences naturelles qui était en licence d’économie quelques mois avant son embauche, n’a reçu que 5 jours de formation avant d’être envoyé en classe.

xiv Institut Pédagogique National

xv Que vont faire, en effet, certains professeurs arabisants de mathématiques ou francisants de philosophie ?

Quelques mots à propos de : Aurélie Candalot

Aurélie Candalot prépare un doctorat d’ethnologie sur le rôle et les enjeux du système éducatif dans l’évolution politique en Mauritanie sous la direction d’Abdel Wedoud Ould Cheikh. Elle est également chargée de cours à l’Université de Metz.

 

 Le Portique, Archives des Cahiers de la recherche, Cahier 3 2005

Source:journals.openedition.org

Auteur

Aurélie Candalot

Aurélie Candalot prépare un doctorat d’ethnologie sur le rôle et les enjeux du système éducatif dans l’évolution politique en Mauritanie sous la direction d’Abdel Wedoud Ould Cheikh. Elle est également chargée de cours à l’Université de Metz.

 

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