La difficile sortie d’un régime autoritaire, Mauritanie 1990-1992 Pierre Robert Baduel,

 

 

 

 

 

 

Durant la seconde guerre du Golfe, la lointaine Mauritanie est apparue, incompréhensiblement pour ceux qui ne la connaissent pas, comme un des pays arabes les plus pro-irakiens, voire le plus sûr pour les irakiens puisque c’est là que Saddam Hussein a souhaité mettre son épouse à l’abri et que c’est dans ses ports ou sur ses aéroports que quelques éléments de la marine et de la flotte aérienne irakiennes ont été expédiés en attendant des jours meilleurs. Comme ailleurs dans d’autres pays arabes éloignés du front, la rue, plus exactement la population maure, ceinte des couleurs ira-kiennnes (voile pour les femmes, turban pour les hommes), a manifesté derrière des portraits du leader irakien, la société politique maure a pris globalement fait et cause pour Bagdad.

Université et établissements scolaires, par crainte de manifestations incontrôlables, ont été fermés pendant plusieurs semaines. Les Américains ont fait évacuer leurs ressortissants et les Français pendant plusieurs jours, à l’invitation des représentants diplomatiques, se sont réfugiés dans le campus de leur ambassade. Si dans la capitale on ne nota aucun incident que la presse nationale ait jugé bon de relever, il n’en a pas été de même à Nouadhibou où l’église catholique a été saccagée et à Atar où trois religieuses européennes auraient été molestées (cf. Mauritanie Demain de février 1991). Pourquoi la Mauritanie s’est-elle donc sentie à ce point concernée par la seconde guerre du Golfe ? En fait tout ce qui touche à l’Irak fait ici sens avec les débats politiques intérieurs. Comment expliquer cette situation originale compte tenu de l’éloignement géographique des deux pays ? Par quel processus et en quel sens la « question irakienne » est-elle devenue une question mauritanienne ? Comment le régime militaire est-il sorti de cette impasse dans laquelle il s’est lui-même mis ? En fait l’issue de la guerre du Golfe a eu de multiples effets politiques et économiques et a été l’occasion de révisions déchirantes mais opportunes en permettant au régime de se lancer dans une opération de démocratisation. D’autres éléments ont certainement influé sur ces décisions comme la situation économique intérieure (mais peut-on pour un pays comme la Mauritanie l’isoler des relations économiques internationales et notamment de l’aide séoudienne et koweïtienne jusqu’alors perçue ?) et l’effondrement des régimes autoritaires africains voisins, notamment au Mali. On s’interrogera cependant sur la nature et, au-delà des mots et pour autant qu’on ait aujourd’hui suffisamment de recul pour l’apprécier, la profondeur du changement démocratique engagé dans des circonstances au total bien singulières.

1ère partie: La Mauritanie à l’épreuve de la Guerre du Golfe : un pouvoir entre clientèle baathiste et prudence internationale

La lecture de la presse locale plusieurs mois après les événements permet de saisir sur le vif un état de l’opinion mauritanienne sur la guerre du Golfe et de mesurer alors l’influence du Baath et de Saddam Hussein qualifié par le mensuel Mauritanie Demain d' »arabiseur tout-terrain ». Je prendrai appui ici pour cette brève incursion précisément sur ce mensuel, étant entendu au préalable que cet organe de presse plus qu’il ne reflète l’état de l’opinion publique essaye de la modeler et représente essentiellement le sentiment d’une partie de l’élite politico-intellectuelle maure en général (modérément) critique vis-à-vis du pouvoir.

D’emblée les articles composant le n° de septembre 1990 campent les principaux acteurs du conflit ouvert un mois auparavant. Le portrait dressé de Saddam Hussein est significatif :

« Un homme de poigne, un homme qui croit fermement à des principes tels que l’Unité Arabe, la Dignité Arabe, un homme capable d’enthousiasme, de haine, mais aussi de calculs savants. (…) De Nouakchott à Aden, il est l’idole des foules, car il représente l’Histoire, celle de Salah Din et de Nasser, pas celle de l’humiliation, de la colonisation, du sionisme et de Sadatt. Saddam Hussein est, comme le dit Béchir Ben Yahmed, le seul chef d’Etat arabe qui a une colonne vertébrale. Lui au moins a une vision de l’histoire. » (M’bareck O. Beyrouk)

En prenant le leadership d’une croisade contre l’Irak, les USA ont surtout eu le souci « d’endiguer la propagation de l’esprit de « rébellion » et d' »insoumission » qui a conduit l’Irak à mettre fin à l’existence d’un Etat protégé des Etats-Unis d’Amérique. (…) (Quelle que soit l’issue du conflit, Saddam) aura, ce qui n’est pas une maigre consolation, symbolisé pendant quelques semaines, la volonté des Arabes, il aura dit, debout et sans aucune hésitation, le Non que tous les damnés de la terre ont encore tendance à opposer à ceux qui depuis toujours les maintiennent dans l’humiliation. » (Idoumou O. Mohd Lemine)

Les pays arabes qui participent à la coalition anti-irakienne sont jugés très sévéremment, d’abord bien évidemment les pays du Golfe qui ont joué en l’occurence « la politique de leur peur » et de leurs privilèges, mais surtout l’Egypte de Moubarak qui est dit « de la même graine que les Nouri Saïd, les Ngo Dinh Diem, les Babrak Karmal, les Moïse Tchombé : un fidèle exécutant de politiques étrangères. » (M’bareck O. Beyrouk) Hassan II, qui a pourtant rejoint la coalition anti-irakienne, n’est pas attaqué. Cette mobilisation de l’opinion publique est d’ailleurs surtout le fait de cette presse d’opposition modérée qui peut exprimer tout haut ce que le gouvernement ne peut proclamer alors, car d’une part l’issue du conflit est incertaine (et les journalistes mauritaniens en ce septembre 1990 se gardent bien de donner Saddam Hussein d’avance vainqueur de G. Bush) et parce que d’autre part le régime militaire entretenait avec le Koweit des relations qualifiées d' »étroites et fraternelles » dont témoignait l’aide à de multiples projets, entre autres le financement du tronçon de la fameuse Route de l’Espoir reliant Kiffa à Néma. Car malgré tout le gouvernement penchait comme l’opinion maure en faveur de Saddam Hussein auquel il était morganatiquement lié.

Cette crise a surtout permis que le Baath en Mauritanie soit reconnu enfin au grand jour, comme en témoigne le propos de Habib O. Mahfoudh toujours dans cette même livraison : »Ce 2 août 1990, la Mauritanie est donc baathiste ou baathisante. (…) Le baath, solidement implanté en Mauritanie depuis l’auto-sabordement du parti kadihine était jusque-là un mouvement d’intellectuels, de « cadres » plus exactement. Il devient d’un coup un mouvement à forte assise populaire. Nouadhibou, Akjoujt, le département de Tintane, étaient jusque-là ses places fortes. Durement frappé en 1 988, ses têtes pensantes ayant été arrêtées, il submerge le pays à la faveur de la guerre qu’on pensait inévitable contre le Sénégal, un an après. Sur le terrain peu de formations – toujours clandestines – peuvent se targuer d’avoir si bien réussi ».

Dans le même numéro parut un « Appel de Nouakchott » qui, d’après ses auteurs, avait receuilli 2 000 signatures et annonçait « la création d’un comité national mauritanien de soutien avec l’Irak ».

Février 1991 : le conflit bat son plein en Orient. Mauritanie Demain titre : « Golfe : halte à la barbarie ». Comme ailleurs, le conflit est présenté comme une :

« nouvelle croisade judéo-chrétienne contre l’Islam. Tout laisse à croire que le moteur de l’Histoire future sera l’opposition des deux mondes : l’Occident judéo-chrétien et le Monde arabo-musulman. » (M. F. Ould Oumère) « Pour bon nombre de Mauritaniens, la guerre du Golfe est la concrétisation de la « grande bataille » prédite à la fin du temps, celle qui devrait « opposer la Foi à l’impiété ». L’image de l’imam de Sebkha4 menant une manifestation est une des illustrations d’un phénomène rare ici. (…) Naguère choyés par les Emirs, fortement influencés par le prosélytisme religieux des Séoudiens et les pétrodollars du Golfe nos ulémas ont promptement brisé les liens qui les unissaient au pouvoir wahhabite. L’exécution, dit- on, en Arabie Séoudite de deux ulémas d’origine mauritanienne qui se sont prononcés contre la présence près des lieux saints de forces non-islamiques, a joué un grand rôle dans cette rupture de pont. » (Cheikhou)

Un membre du Bureau exécutif de la Ligue Mauritanienne des Droits de l’Homme de son côté tire la leçon des événements à l’égard de l’Occident :

« Les masques de l’Occident sont tombés, l’Occident n’est plus crédible. Ses idéaux étaient de façade. (…) Nos maîtres de l’Ouest ou du Nord sentent que nous les avons irrémédiablement reniés depuis le 16 janvier 1991. Une page de l’Histoire est tournée. » (Yarba 0. Ahmed Saleh)

Et il est rendu compte des manifestations massives en faveur de l’Irak dont Nouakchott fut le théâtre le 18 janvier et les jours suivants, du déchirement des autorités entre la peur devant tout débordement à l’encontre des étrangers et des ambassades des pays anti-irakiens et leur adhésion réelle aux sentiments populaires, et de conclure en termes de situation intérieure : « Cette guerre, quelle qu’en sera l’issue, a déjà fait naître en tous les Mauritaniens un sentiment exacerbé de panarabisme. Ce qu’en plusieurs années de propagande et d’agitation aucun des mouvements panarabes (nassérien ou bathiste) n’a pu catalyser, Saddam Hussein l’a fait éclore en quelques semaines. » (Cheikhou)

Cette conclusion est très significative : tout en prétendant énoncer un sentiment commun à tous les Mauritaniens le « mensuel indépendant » trahit en fait son parti-pris (conjoncturel) de politique intérieure, son option nationaliste arabe. La manière dont l’auteur de l’article, parlant de « seule ombre à ce consensus », relève « la réserve », voire le penchant « des milieux négro-africains » pour les forces alliées contre Saddam, exclut implicitement (« cette guerre… a déjà fait naître en tous les Mauritaniens un sentiment exacerbé de panarabisme ») ceux-ci de la nation mauritanienne.

La crise internationale ouverte par la conquête du Koweit a trouvé en Mauritanie un écho amplifié encore par rapport à d’autres pays arabes du fait des problèmes nationalitaires internes auxquels l’Irak par Baath interposé a été mêlé, chaque ethnie (hassanophones d’un côté, négro-africano- phones de l’autre) espérant de la victoire de son camp en Orient une contribution au règlement des problèmes locaux grâce à l’affaiblissement de l’adversaire intérieur. Dans la section suivante, c’est cette origine de l’imbrication de l’Irak à la vie politique mauritanienne que nous allons essayer de comprendre.

 

A suivre:

2ème partie: Afro-nationalisme, arabismes et marxisme : le Baath dans la Mauritanie de 1960 à 1990

 

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