Monsieur le Rédacteur en chef, Je viens de lire dans votre n° 334 du 21 au 27 avril 1958, un article qui m’a vivement frappé. En effet rien que le titre de cet article « Les Maures veulent se rallier au Maroc parce qu’ils ne veulent pas être commandés par des Noirs » suffit pour solliciter l’attention de tous les Noirs d’A.O.F.
Que dire donc de ceux qui peuvent prétendre au titre de principaux intéressés : les riverains du Fleuve Sénégal, qu’ils soient Oualo-Oualos, Toucouleurs, Sarakollés ou Khassonkés ! Je me suis permis de vous écrire justement au titre de Riverain de Sénégal pour vous soumettre ici une foule de considérations plus de suggestions concrètes qu’éveille en moi votre article et son titre singulièrement … accrochant ! Tout d’abord il me plairait de savoir si votre assertion qui veut que les Maures s’en vont vers le Maroc parce qu’ils ne veulent pas être commandés par des noirs est une hypothèse que vous avancez ou plus simplement une information solide puisée à la source.
Le problème change complètement d’un cas à l’autre. Il est regrettable que le sort ait voulu que la vallée du Sénégal soit écartelée entre le territoire du même nom et la Mauritanie.
Car dans l’hypothèse où les Maures ne veulent pas de leur appartenance à la Fédération A.O.F., cet état de fait qui est un fait colonial complique beaucoup la situation. La vérité est là assommante : La frontière entre l’Afrique Noire et l’Afrique Blanche passe actuellement à cent kilomètres au Nord du Fleuve. Elle était encore plus au nord dans les temps anciens où les Sarakollés habitaient le Tagant. Si les Maures ne veulent pas accepter le jeu normal de la démocratie qui postule la loi du nombre ou que, selon votre hypothèse, il leur coûte beaucoup trop d’être dirigés par des noirs, le problème qui se pose à notre conscience nous africains, nous Sénégalais, nous riverains du Fleuve c’est celui du retour des Noirs de la Mauritanie actuelle dans la Fédération d’Afrique Noire, parmi leurs frères Nègres.
Car la vérité c’est encore de dire que les Frontières Mauritaniennes du Sud ne sont qu’un « fait colonial » et sont artificielles. Nous attendons de la Mauritanie Blanche qu’elle se définisse clairement. Quelle se définisse géographiquement d’abord, politiquement ensuite. Je sais bien que ses dirigeants actuels vont criant à qui veut les entendre « Mauritaniens nous sommes, Mauritaniens nous restons … »
Qu’est-ce à dire ? Et d’abord quelle sera cette Mauritanie ? Blanche ou Blanche et Noire. Si les maures la veulent « Blanche » qu’ils envisagent alors d’une part le retour au Sénégal de la rive dite Mauritanienne du Fleuve ; et d’autre part de solutionner le problème des innombrables Pourognes et Haratines, de tous ces esclaves venus des fins fonds du Soudan et du Sénégal à la suite des pillages et razias des temps jadis. Par contre si les Maures sont d’accord pour que Blancs et Noirs vivent côte à côte dans une Mauritanie harmonieuse, force est de conserver leur appartenance à la Fédération d’A.O.F. Et alors, mais alors seulement nous envisagerons tout ensembles l’avenir de nos rapports extérieurs. Que seront ces rapports Nous les situerons sur le plan Africain d’abord, puis sur le plan Franco-Africain et dans un troisième temps sur le plan universel dans le concert des Nations. Nous aurons nécessairement à définir nous Fédération A.O.F., nos rapports avec nos voisins, les pays d’Afrique qui ont avec nous une même frontière, notamment les pays d’Afrique du Nord.
C’est ainsi que s’agissant du Maroc, il importera que dès maintenant dans le cadre d’un ensemble Franco-Africain qui reste à préciser et dans la mesure où le Maroc appartiendra à cet ensemble, qu’il soit politique ou simplement économique, il importera dis-je que nos relations soient clairement définies en attendant qu’un jour, qui arrivera fatalement, nos deux pays ayant accédé à leur pleine souveraineté, s’établisse entre le Maroc et l’actuelle A.O.F. (quel nom porterons-nous ?) des relations diplomatiques que je souhaite pour ma part fécondes et exemptes de racisme. Aujourd’hui, Monsieur le Rédacteur en Chef, tous les Africains d’A.O.F. ont le soin de savoir si les Maures ont le regard tourné vers le Maroc, s’ils appartiennent à notre Fédération d’Afrique Occidentale Française ou encore qu’ils sont simple « trait d’union ». « Mauritaniens nous sommes … » c’est la Palisse ! « Mauritaniens nous resterons … » c’est déjà mieux !
Mais avec qui resterez-vous « Mauritaniens ! » That is the question? Car pour les Noirs de la Mauritanie c’est là toute la question ! et l’on ne peut pas attendre indéfiniment qu’il y soit répondu, d’une manière catégorique et sans retour. Le titre de votre article, Monsieur le rédacteur en Chef a, j’en suis certain attiré l’attention des Gouvernants actuels de la Mauritanie. Je souhaite pour ma part qu’ils y répondent par un démenti haut et clair car voyez-vous Monsieur le rédacteur en Chef, l’A.O.F. toute entière (illisible) Et si leurs frères de la Fédération conçoivent fort bien que par le jeu de la Démocratie les Maures puissent les dominer c’est pour que en retour eux les Maures ils puissent souffrir que des Noirs les dominent et gouvernent pour le bien de tous blancs et noirs, une Fédération de l’Afrique Occidentale Française. Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur en Chef, l’assurance de ma haute considération.
Moustapha TOURE Médecin Africain principal Conseiller Territorial du Sénégal Chevalier de Ouissam Alaouite Marocain.