Dans l’histoire de la colonisation de la Mauritanie, la thèse généralement admise veut que la conquête se caractérise d’abord par un mouvement “(…) en hauteur vers le Maroc (…) qui a poussé ensuite (…) en largeur, vers l’est, gagnant chaque année une province sur le Sahel soudanais”. Cette vision réduit donc la conquête coloniale de la Mauritanie à celle des territoires habités exclusivement par les populations bidan. Il faut toutefois relever une ambiguïté ou une imprécision chez les auteurs de cette thèse. Certains intègrent totalement le « Sud » dans ce qu’ils appellent « l’unité territoriale maure » (Coppolani, Gouraud, Marty, etc).

D’autres le rattachent au Sénégal. Encore Marty. D’où la difficulté pour celui-ci de préciser son « espace unitaire maure » Pour nous il est incontestable que le contexte de la conquête du Waalo Barak, du Fuuta Tooro et des pays du Haut Fleuve est celui de « La Marche vers l’Est » subdivisée en deux étapes:

Celle appelée « La Marche au Niger » correspond à la période d’expansion entamée pendant les deux mandats de Faidherbe (entre 1854 et 1864), consolidée par le Gouverneur Pinet-Laprade et suivie par une longue période de pause qui correspond au mandat de Valière (1869-1876).

Puis ce fut l’étape de « La Grande Conquête », celle du Soudan dont la conquête était devenue l’objectif majeur depuis la reprise à partir de 1877 de la politique d’expansion coloniale. Elle s’acheva en 1899 après les défaites de Laamdo Juulbe Aamadu Taal et de l’Almaami Samori Tuure. Kayhaydi et Selibaabi furent conquis dans le cadre de cette campagne. A cette dernière date déjà l’ensemble des territoires situés au nord du fleuve et rattachés plus tard à la colonie de Mauritanie étaient déjà organisés au sein de la colonie du Sénégal, formant avec ceux de la rive gauche, d’est en ouest, les cercles de Bakkel, de Kayhaydi, de Podoor, de Dagana et de Saint-Louis.

« La Marche vers le Nord » se situe, quant à elle, après la période de consolidation des positions au Soudan français, et au moment où les intérêts économiques et stratégiques de la France étaient menacés plus sérieusement par ses rivales européennes, à savoir l’Allemagne, l’Espagne et l’Angleterre. C’est la raison de la création de la Mauritanie à laquelle Coppolani songea restituer son « (…) caractère essentiel (…) « , “(…) sa mission historique (…)”, à savoir « (…) être le trait d’union entre le Sénégal et l’Afrique du Nord (…) ”. Elle avait aussi pour mission de « (…) protéger la vieille colonie du Sénégal (…) » Cette marche vers le Nord et sa conquête se situent bien entre novembre 1902 (début de la conquête du Trab el Bidan et mars 1933 (date de la mort de l’Emir de l’Adrar Ahmed Wul Ayde, dernier chef résistant bidan contre l’occupation française de ces territoires du Nord. )

En conclusion nous disons que « La Marche vers l’Est » et « La Marche vers le Nord » sont les deux étapes de la conquête coloniale de la Mauritanie, si on entend par Mauritanie l’ensemble des territoires qui constituent actuellement ce pays.

Sur la question concernant le rattachement de la rive droite, nous sommes arrivés à la conclusion que les raisons économiques avaient déterminé la décision de rattachement, car les fondateurs (Coppolani principalement) de la colonie ne pouvaient concevoir la Mauritanie sans lui donner les moyens économiques devant justifier son existence auprès de Paris. Cet aspect apparaît à l’évidence lorsqu’on étudie la situation économique de la nouvelle colonie au moment de sa création. D’ailleurs, cette argumentation est demeurée valable bien après la seconde guerre mondiale,jusqu’á la mise en exploitation des richesses miniéres du Tiris(fer)et de l’Inchiri(cuivre) dans le Nord-Ouest

L’accent doit donc être mis sur cette corrélation entre le rattachement de la rive droite et son rôle économique pour expliquer les raisons de l’intégration de la rive droite à la colonie de Mauritanie.

La bande de territoire appelée « zone utile » de la nouvelle colonie, était la seule région où l’on produisait des céréales (mil, maïs), de l’arachide, du coton, du tabac, etc. On exploitait aussi du bois de chauffe et du bois de construction. Elle était aussi son unique zone de transactions entre le commerce caravanier maure et les grandes maisons de traite de Saint-Louis. Créer une frontière au nord du fleuve qui isolerait le commerce maure de ses centres de transactions (escales) équivaudrait à le disjoindre d’un système d’échanges économiques établi par les Français depuis les guerres de la gomme au XVIIIème siècle. D’ailleurs, dès la fin de la Première Guerre mondiale, pour renforcer cette vocation, l’administration centrale y concentra plus d' »efforts » afin de « (…) rentabiliser cette région utile de la colonie (…) ». En plus de cette vocation de « (…) zone de transactions commerciales (…) », Saint-Louis chercha à y développer l’arachide, le tabac, mais surtout le coton dans le cadre de la campagne de relance de la production cotonnière en A.O.F.

L’une des conséquences de cette délimitation est évidemment l’écartèlement des unités villageoises entre deux administrations qui, bien que régies par la même puissance coloniale, n’hésitèrent pas à se présenter aux yeux des populations indigènes en rivales défendant chacune les « intérêts de sa colonie ». La création d’une frontière au milieu d’une unité géographique homogène favorisa le disfonctionnement d’un mode d’organisation socio-économique que des agriculteurs et des pasteurs avaient mis des siècles à élaborer. Les crises parfois graves et désormais permanentes entre les deux administrations du Soudan et du Sénégal d’une part, celle de la Mauritanie de l’autre, les conflits entre les populations elles-mêmes engendrés par la question de la propriété des terre de culture mobilisèrent le Gouvernement général de l’AOF en vue de trouver une solution définitive. Jusqu’en 1945, aucune des solutions envisagées ne fut retenue. En 1911, on était allé jusqu’à envisager la création d’un protectorat peuplé exclusivement de Bidan, après la restitution de la rive droite au Sénégal.

Par contre, l’argumentation sur “l’unité ethnique et géographique” ne semble pas avoir été assez déterminant dans la promulgation de l’arrêté du 10 avril 1904 prononçant l’éclatement du cercle de Kayhaydi et le rattachement de sa rive droite au nouveau « Protectorat des Pays Maures ». Mais à y réfléchir on se rend compte que les théoriciens de la première génération (Coppolani, Arnaud, Marty, etc) et ceux des années quarante (Laigret en particulier) l’avaient évoquée chacun à son époque pour justifier le projet de création de ce qu’ils dénommaient “ensemble mauritanien”. Paul Marty considérait la rive droite comme “(…) la tranche des pays maures insoumis” qui avait été donnée à la colonie du Sénégal sous forme d’hinterland. Selon lui, il a fallu, après, “opérer le divorce entre le Sénégal et les pays maures qui lui étaient annexés pour créer la Mauritanie dont les principes de fondements devaient reposer sur des facteurs de l’unité naturelle maures et sahariens” . C’était donc l’idée d’un commandement spécial pour les nomades et en particulier d’un commandement unique pour les “Maures de l’Est” et les “Maures de l’Ouest”. La préoccupation était d’étendre très loin vers l’Est la nouvelle limite de la Mauritanie et d’englober à l’intérieur de celle-ci “le plus grand nombre possible de Maures nomades”. En somme créer une “colonie ethnique”.

En 1943, Christian Laigret gouverneur en Mauritanie reprend cette thèse de “l’unité géographique regroupant l’ensemble des territoires maures” Il se sert cette fois-ci de l’argument économique pour revendiquer l’intégration de la rive gauche à cette colonie. Selon lui la vallée était un ensemble économique homogène qui ne pouvait être divisée entre les deux colonies. Ceci pour résoudre le grave problème des transferts des importantes récoltes saisonnières sur la rive sénégalaise, au désavantage des populations bidan, particulièrement celles du nord qui étaient de grandes consommatrices de mil et totalement dépendantes de l’agriculture de la vallée. Selon Laigret, cette solution était la meilleure pour résoudre aussi l’épineux problème des terres de culture et des déplacements des populations d’une rive à l’autre et qui empoisonnait souvent les relations entre les deux colonies de la Mauritanie et du Sénégal depuis l’application de l’arrêté du 10 avril 1904. Puisque l’inverse était impossible pour ne pas remettre en cause l’existence de la colonie de Mauritanie.

Soulignons que c’est dans le cadre de ce “programme d’unification” que le Gouverneur Laigret avait réussi à faire détacher du Soudan le cercle d’Aïoun el Atrouss et à l’intégrer à la Mauritanie en juillet 1944. Par contre, vers le Sud et toujours sous l’emprise de cette idée, le Gouvernement général avait fait tracer une ligne de séparation nette entre sédentaires et nomades. Ce projet se révéla rapidement irréalisable dans la pratique. Laigret était lui-même arrivé à la conclusion que de telles délimitations étaient absurdes. A propos de la délimitation au sud entre la Mauritanie et le Soudan, il écrivait en 1945:” On peut penser aujourd’hui, après une année d’expérience que la plupart des difficultés que connaissent à l’heure actuelle les cercles d’Aïoun el Atrouss et Nioro proviennent de cette fixation arbitraire du parallèle 15°30′ de la limite sud de la nomadisation” De l’aveu même de ce Lieutenant-gouverne ur, la raison fondamentale du rattachement du cercle du Hodh à la Mauritanie était le mouvement « hammalliste » . Or pour contrôler ce mouvement l’administration était obligée d’intégrer ensemble les deux régions soit au Soudan soit en Mauritanie, car la séparation des deux n’aurait aucune efficacité contre les Hamallistes. Il ne semblait pas approuver le principe de séparation d’une même communauté ethnique ou religieuse entre deux administrations.

Cette idée de “regroupement homogène” des ensembles fut largement admise pendant la Première Guerre mondiale. A cette époque la solution fut envisagée successivement par les Gouverneurs généraux Angoulvant et Clozel. La question de la frontière entre les deux colonies du Sénégal et de la Mauritanie était devenue un enjeu oú s’affrontaient les « interêts sénégalais » et les partsans d’une Mauritanie renforcée par l’ensemble des territoires des deux rives compris entre le Haut-Sénégal et la Basse Vallée. Mais la réalisation d’un tel projet dépendait des importantes modifications des frontières au détriment du Sénégal, du Soudan, mais aussi de la Gambie anglaise qui allait être annexée au Sénégal pour former une nouvelle colonie dénommée “Sénégambie”, et enfin de la Guinée portugaise annexée à la Guinée française. Le refus de Londres d’échanger une Gambie riche en arachides indispensables aux huileries anglaises fit donc échouer ce projet.

Ainsi, la question de la frontière ne trouva jamais une solution acceptable pour les deux colonies. Après l’échec de la dernière tentative de mars 1933, il ne fut plus question de suppression de la Mauritanie, mais de lui octroyer encore des terres et des populations pour la « rendre plus viable et plus justifiable » aux yeux des économistes de Paris .

En mars 1933, dans le cadre d’une politique de ”réorganisation plus rationnelle et plus rentable” des colonies composant l’A.O.F., le Gouvernement général suggéra la suppression de la colonie de Mauritanie par intégration au Sénégal. Il trouvait son maintien coûteux par rapport à son faible intérêt économique, et son existence inutile puisque toute son administration centrale se trouvait en dehors de son territoire, à Saint-Louis. Mais un influent « lobby » constitué d’anciens militaires et administrateurs civils qui avaient servi dans cette colonie et les membres de l’administration en place qui entrevoyaient dans cette suppression une menace de leurs intérêts particuliers (certains administrateurs craignaient de rester dans l’inactivité, à l’ombre de leurs homologues « sénégalais », et de perdre des avantages matériels) firent échouer le projet. Ils demandèrent au Gouvernement général de tenir compte d’un argument important selon eux, à savoir « Le refus et la crainte des Maures d’être dominés par des Noirs » . Une argumentation qui était prise sérieusement en considération à chaque fois qu’on évoquait l’idée de suppression de la colonie pour la rattacher au Sénégal.

Cette question sur la frontière continue d’envenimer les relations entre les gouvernements des deux pays avec un fond plus ou moins ambigu de rattachisme dans le discours des intellectuels et hommes politiques sénégalais originaires du Fleuve. Leurs arguments historiques sont rejetés par un discours pan-arabiste des Bidan qui veut que la vallée du Sénégal fasse partie curieusement de la nation arabe.

Mais, si nous revenons à notre propos purement historique, nous affirmons que les territoires de la vallée du Sénégal compris entre le Delta et le Haut Fleuve forment une unité géographique et socio-culturelle issue de cet ensemble “tekourien” dans lequel furent crées les Etats précoloniaux du Waalo Barak, du Fuuta Tooro, du Ngalam et du Gidimaxa actuellement partagés entre les trois républiques de Mauritanie, du Mali et du Sénégal.

*LA CONSCIENCE COLLECTIVE NATIONALTAIRE.

M. Gaston parle de « Toucouleurs de Kaédi et de Sénégalais habitant en face sur l’autre rive ». Nous voudrons tout d’abord dire que le mot “Toucouleur” n’existe pas dans notre langue, le pulaar. Notre pays s’appelle le Fuuta Tooro où cohabitent deux nationalités. La plus importante s’appelle les Haal pulaar’en. La minoritaire est représentée par des Sooninko (pluriel de Sooninke) que l’administration coloniale désignait sous le vocable de « Sarakollé » (Saracollé, Saracollais) , vocable qui n’existe pas aussi dans la langue sooninke . Egalement le mot “maure” alors que cette nationalité se désigne sous le vocable « Bidan' »

La seconde chose sur laquelle nous voudrions attirer votre attention est l’appartenance des populations riveraines du fleuve Sénégal aux mêmes nationalités respectives des Fulbe ou Haal pulaar’en, des Wolof et des Sooninko. Certains le savent aussi bien que moi puisqu’ils ont séjourné dans cette vallée du Sénégal comme administrateurs de la colonie de Mauritanie. Je ne conteste pas l’entité géographique de ce pays qu’il faut préserver par souci de paix dans notre sous-région, comme du reste dans les autres parties de l’Afrique. Je suis d’accord pour l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Mais cela ne veut pas dire que je dois faire table rase de mon histoire, de ma culture par lesquelles je m’identifie en tant qu’être humain. J’ai hérité cette culture et cette histoire de par mes ancêtres dans un espace géographique qui s’appelle Fuuta Tooro, et qui est écartelé actuellement en deux parties administratives. La partie sud est au Sénégal, la partie nord en Mauritanie par la volonté d’une puissance coloniale, qui pour organiser les territoires qu’elle a conquis a séparé mon pays, celui de mes ancêtres. Les informations les plus anciennes que nous possédons actuellement le font remonter au Vème siècle de l’ère chrétienne. Au XIème siècle, dans le cadre du mouvement réformiste islamique, certains de ses dirigeants participèrent à l’épopée almoravide avec les Sooninko de Ganna. Comment une colonie créée il n’y a pas encore un siècle et devenue pays indépendant il y a 35 ans peut-il mettre entre parenthèse pour l’effacer de la mémoire collective un pays millénaire dont les institutions furent détruites par la puissance coloniale française seulement en 1890? Certes ses institutions politiques ont été détruites, mais la conscience collective identitaire continue de survivre au sein de la population malgré l’écartèlement de ses territoires entre la Mauritanie et le Sénégal.

La destruction de ce pays dont l’existence gênait les Européens fut programmée depuis l’occupation anglaise. Les Français héritèrent de cette idée après la réoccupation de Saint-Louis grâce au traité de Paris de 1815. Nous donnons ici quelques passages de correspondances. Le Gouverneur de la colonie du Sénégal Bouët-Willaumez exprimait déjà ces ressentiments dans une lettre adressée en 1844 au Ministre des Colonies. Il jugeait qu’il fallait « (…) travailler au démembrement du Fouta qui devient inquiétant par son esprit de domination, par le fanatisme de sa population et par l’étendue de son territoire ; ne lui laisser commettre aucun acte de violence sans le châtier vigoureusement (…) » et chez ces (…) zélés musulmans du fleuve, le double titre du fanatisme et de l’indépendance nationale est d’autant plus prompt à vibrer qu’ils sont les seuls du fleuve à être dotés d’institutions libres » .Tous les gouverneurs qui se sont succédé à Saint-Louis après Bouët-Willaumez entre 1844 et 1891 vont avoir le même jugement très négatif sur le Fuuta Tooro. Nous citons les gouverneurs assez représentatifs. Faidherbe parlera « (…) de faire le plus de mal possible au Fouta », qu’il faut “traiter, impitoyablement” . Son successeur, Jauréguiberry avait pris, quant à lui, la décision définitive « (…) d’établir sur des bases solides » la suprématie et l’influence française dans le Fuuta Central. A cette fin, il jugea qu’il ne fallait pas se contenter « (…) de traverser le pays en vainqueur. ». « (…) Après la défaite des forces ennemies, il faut y laisser les traces les plus funestes de notre passage », écrira-t-il, en transformant le pays en “(…) un désert momentané » . Enfin le gouverneur Brière de L’Isle, en 1876, pendant l’ultime phase de la campagne de démembrement du pays avait écrit qu’il fallait absolument empêcher la reconstitution de « (…) cette redoutable fédération qui (…), fanatisée par les prêcheurs de guerre sainte et les faux prophètes dont elle est le berceau habituel, avait paru à juste titre devoir être détruite comme étant un danger permanent et sérieux pour notre domination dans le fleuve ». Les arguments pour justifier leur conquête étaient : « (…).influence politique néfaste sur les autres pays (…) », « (…) fanatisme religieux (…) », « (…) esprit d’indépendance (…) », « (…).intérêts commerciaux des Français menacés (…) », « (…) mission civilisatrice de la France (…) », etc.

Un Fuutanke (habitant du Fuuta Tooro, qui peut-être donc Sénégalais ou Mauritanien) , quel que soit son niveau d’instruction vit intimement avec cette conscience identitaire très forte. Nous nous définissons d’abord chacun par rapport à nos espaces historiques et culturels identitaires , nos espaces puis ensuite seulement aux pays où nous avons été « administrativement  » intégrés (Sénégal, Mauritanie, Mali, etc), pays qui, il faut le rappeler, ne sont pas des oeuvres de constructions internes des nationalités qui les composent actuellement. Ces pays résultent de constructions exogènes. C’est la France qui a fait de nous des « Mauritaniens » , des « Sénégalais », des Nigériens, des Centrafricains » , etc.

Pour illustrer cette réalité, nous donnons l’exemple de cet animateur des émissions en pulaar de Radio Mauritanie dans les années 60-70, Al Hajji Ngayde.

En 1979, le Président de la République du Sénégal, M. Léopold Sédar Senghor, s’apprêtait à effectuer une visite officielle dans la région du Fleuve dont Saint-Louis est la capitale administrative. Le Fuuta Tooro (rive gauche) compose la majeure partie des territoires de cette région administrative. A cette occasion l’animateur en question lança un appel à tous « les enfants du Fuuta » pour leur demander d’accueillir chaleureusement leur illustre hôte. Il termina son appel en ces termes que nous citons in extenso : « Oh Enfants du Fuuta Tooro, encore une fois nous allons prouver à l’opinion qui nous écoute, qui nous regarde que les enfants de notre Fuuta savent bien accueillir leurs illustres hôtes. J’invite chaque village de la rive droite (mauritanienne) à aider son vis-à-vis de la rive gauche (sénégalaise) à organiser son accueil ». Précisons que cet animateur ne s’exprimait plus en tant que « mauritanien » , mais en tant que Fuutanke utilisant un instrument d’information de l’Etat mauritanien pour véhiculer un message réveillant leur conscience collective identitaire qui allait mettre entre parenthèse pendant quelques heures les intégrités administratives de la Mauritanie et du Sénégal.

L’inverse est également valable. Lorsque les présidents de Mauritanie visitent la région du fleuve, ce sont tous les villages de la rive gauche qui viennent renforcer en nombre leurs familles de la rive mauritanienne, afin de rendre la foule plus dense pendant l’accueil. Car dans ces circonstances, c’est l’honneur de la province et du pays (Fuuta Tooro), et sa réputation de terre d’hospitalité (teddungal) qui doit être défendue. Paradoxalement, on l’a vu récemment à l’occasion de la visite de Wul Taya dans les provinces des Halaybe, du Laaw et du Yiirlaabe (région administrative du Brakna).

Autre exemple qui illustre la compléxité de la relation entre nos identités spatiales historico-culturell es et l’entité étatique artificielle (Mali, Mauritanie et Sénégal pour les cas qui concernent notre propos) imposée par l’ancienne puissance coloniale. En 1989, en pleine crise entre les deux Etats du Sénégal et la Mauritanie, et à l’occasion d’une de ses tournées dans la vallée du Sénégal, le ministre mauritanien de l’Intérieur, le Colonel Gabriel Cimper alias Djibril Wul Abdallah tint une réunion avec le Conseil des Anciens des Halaybe de la rive droite à Bogge. Ce ministre, avec son arrogance et racisme primaire qui ont toujours caractérisé ses rapports avec les Noirs s’adressa avec son insolence habituelle à cette assemblée de vieillards pour leur reprocher d’entretenir des « liens coupables » avec leurs familles de la rive sénégalaise (rive gauche) contre les intérêts de la Mauritanie. Feu Hammaat Ngayde, (qui fut préfet puis gouverneur de région administrative) , au nom de ses pairs lui répondit : « (….) Monsieur le Ministre, les habitants de la rive sénégalaise et nous appartenons aux mêmes familles. Le fleuve Sénégal fait partie intégrante de notre pays, le Fuuta. La relation qui existe entre ce pays et ce fleuve est comparable à celle qui existe entre le cavalier et son cheval qu’il monte éternellement. Le Fuuta représente le cavalier, le fleuve Sénégal, son cheval. Le flanc gauche du cheval et la jambe gauche du cavalier sont la rive sénégalaise. Le flanc droit du cheval et la jambe droite du cavalier sont la rive mauritanienne. Vous ne réussirez jamais à détruire cette réalité ».

Sur la rive mauritanienne du Fuuta, quand quelqu’un quitte son village pour aller à Nouakchott, Atar, Kiffa ou Aïoun el-Atrouss, il dit le plus naturellement du monde « qu’il va en Mauritanie ». Sur l’autre rive, un Fuutanke qui quitte Maatam ou Podoor pour aller à Dakar ou Luga, dira aussi le plus naturellement du monde « qu’il va au Sénégal.”. “(…) Prendre son petit-déjeuner au Fuuta et aller déjeuner le même jour au Sénégal, c’est bien grâce à Senghor que nous pouvons le faire aujourd’hui (…) » dit une célèbre chanson en pulaar que l’on entend sur les ondes de Radio Sénégal.

Toute ces illustrations visent à démontrer les difficultés que nous rencontrons psychologiquement par rapport à ces constructions artificielles (Mauritanie, Sénégal, Guinée, etc) qu’on cherche à nous faire assimiler dans notre subconscient collectif, de nos réalités socio-culturelles, historiques qui sont nos repères sur lesquels nous fonctionnons. Vouloir les détruire ou les nier, c’est chercher à détruire notre « moi ». C’est alors que ce « moi » que l’on cherche à mettre entre parenthèse pour permettre à l’autre (perçu désormais comme adverse) de mieux s’épanouir se métamorphose en un nationalisme militant, un instrument de lutte contre les forces politiques et culturelles qui cherchent à détruire son identité. En Afrique, les nations qui auraient pu être dans un futur certes lointain des synthèses culturelles harmonieuses de l’ensemble des individualité s ethniques qui composent chacun des pays actuels, tendent, en réalité, vers la formation d’Etats-ethniques résultant de la volonté d’un « chauvinisme » (dans le sens français du terme) ethnique de contrôler chacun des pays par le moyen des trois pouvoirs essentiels : le politico-militaro- administratif, l’économique et le culturel. C’est le jacobinisme qui va détruire inévitablement les pays qui n’auront pas la volonté politique de se construire avec les matériaux apportés volontairement par chacune de ses composantes ethniques.

Il est difficile de parler de « construction de la nation mauritanienne » comme certains le suggèrent avec la radicalisation actuelle du nationalisme qui a pris sa très forte orientation dès le début de l’indépendance du pays. En Mauritanie, le nationalisme est redevenu le principal courant idéologique de toutes les ethnies, après la brève parenthèse de 1970-1974 .

Ma dernière intervention répond à l’affirmation de M. le Premier Ministre qui dit qu' »(…) il n’y avait pas d’Etat en Mauritanie avant la colonisation » et, pour cette raison « (…).la question de frontière ne pouvait se poser » pendant la période précoloniale. Nous rappelons que les trois pays du Sénégal, du Mali et de la Mauritanie furent crées sur les ruines d’Etats précoloniaux dont certains remontaient au XIIème siècle. Lorsque les Européens (Portugais, Hollandais, Anglais, Français, Espagnols) sont arrivés sur les côtes occidentales de l’Afrique ils ont trouvé des pays politiquement structurés avec des institutions très élaborées qui régissaient la vie socio-politique, économique et culturelle de de leurs populations.

Contrairement à ce qu’il a affirmé, la question de frontière s’est posée dans la vallée du Sénégal comme une des conséquences de la descente des Beni Hassan dans les territoires actuels du Sahara occidental et de la Mauritanie à la fin du XVIème siècle. La formation des Emirats guerriers du Trarza et du Brakna au XVIIème siècle et de celui du Tagant au début du XVIIIème siècle va donner à la question des frontières nord du Royaume du Waalo-Brak (Bas-Sénégal), du Royaume du Fuuta Tooro qui deviendra en 1775 une République théocratique (Moyenne Vallée), du Royaume du Ngalam et de la province libre du Gidimaxa (Haut Sénégal) une question cruciale que la puissance coloniale française héritera et léguera après les indépendances aux républiques du Mali, de la Mauritanie et du Sénégal. Je renvoie M. le Premier Ministre, s’il a bien le temps, à la partie de l’historiographie qui traite de la période comprise entre le XVIème et le XIXème pour comprendre que ce n’est pas le colonialisme français qui a crée la question de la frontière dans cette région de l’Afrique, mais il l’a exacerbée.

M. le Premier Ministre, nous vous apprenons que le Fuuta-Tooro a fait sa révolution démocratique avant la France. En 1775, le parti des Seeremmbe (religieux) renversa la dynastie des Deeniyankoobe au pouvoir depuis 1510-1512 .A la place de la monarchie, le parti des marabouts « (…) dirigé à la fois contre le régime coutumier des Satigi et contre l’oppression des maures (…) » instaura une république qui gouverna le Fuuta-Tooro jusqu’en 1890, date de la destruction de l’Etat théocratique par le colonialisme français. Le chef suprême du pays était l’Almaami (le commandeur des croyants). Il était élu par le Grand Conseil des Electeurs (Batu Mawbe) représentant les huit provinces du Fuuta-Tooro . Le Batu Mawbe formait un contre-pouvoir qui s’opposait à toute forme de dictature ou de confiscation du pouvoir par un Almaami au profit de sa lignée. Tout grand Electeur (Jaagorgal) était inéligible à la fonction d’Almaami. La République théocratique connut entre 1775 et 1890 trente cinq (35) Almaameebe dont certains eurent plusieurs mandats.

Ibrahima  Abou SALL-historirn-chercheur

Extrait de « Témoignages inédits sur la Mauritanie d’avant l’indépendance » Colloque tenu à l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Parc Valrose les 3 et 4 novembre 1995. (Actes publiés par L’Institut des Relations Inter universitaires -IRIM. Université de Nice-Sophia Antipolis. 1996).

RÉFÉRENCES ET BIBLIOGRAPHIE:

1-l’Adrar (1950-1952) ; Gouverneur de la Mauritanie (1952-1954) ; Haut commissaire Général de l’AOF (1958-1960) ; Premier Ministre du Général de Gaulle.
2 – Général Claude Le Borgne : Méhariste au Groupe Nomade (1942-1946 et 1947-1950) ; Atar et Fort Gouraud (1957-1959).
3 – Jean Chevance : Adjoint au gouverneur Est Mauritanie (1957) ; Résident Tamchakett (1960) ; Conseiller du Ministre de l’Intérieur, Chef de la sureté de Mauritanie (1960).
4- Adjoint au Commandant de cercle du Trarza (1944) ; Chef de subdivision Méderdra (1945-1946) ; Commandant de cercle par intérim du Brakna( 1946-1947) ; Commandant de cercle Gorgol-KahayDi (1948-1950) ; Commandant de cercle du Trarza-Boutilimit, Rooso (1950-1952).
5 – Dufour, Gaston(Capitaine d’infanterie coloniale) : « Historique des opérations militaires entreprises en Mauritanie de la fin du XVII è siècle à 1920 », Dakar, 1924.
6-Gillier (commandant) : « La pénétration en Mauritanie. » Paris, Geuthner, 1926.
7-Gouraud (général) : « Mauritanie. Adrar. Souvenirs d’un Africain ». Paris, Plon, 1945.
8- Gouraud: op. cit., pp. : 280 -281..
9 – Gillier (commandant breveté) : « La pénétration coloniale ». Paris, Geuthner, 1926, pp. : 114 – 115.
10 – ANS 1G 331. pièce 2.
11-ANS 13G 156. pièce 117. Saint-Louis, le 20 avril 1897. Lettre du Directeur des indigènes au Gouverneur général de l’AOF. « Au sujet de l’assassinat de Radi Ousmane à Balel ».
– Souligné par nous.
-Souligné par nous.
12- Archives Nationales du Sénégal (ANS). 2G16/6. Mauritanie. Rapport politique. 1er trimestre. 1916. Mauritanie à AOF. Saint-Louis, le 2 juin 1916.
15-« Pourogne » est un vocable utilisé par les Wolof pour désigner les Haratin.
13- Sy, Hamat : « La Mauritanie dans la première guerre mondiale ». Mémoire de fin d’études. Ecole Normale Supérieure. Nouakchott, 1980.
– 20 mai 1802. (30 Floréal An X). Rétablissement, par Bonaparte, Premier Consul, de l’esclavage et de la traite, « (…) conformément aux lois et règlements en vigueur avant 1789 ». Ce même Napoléon fait abolir en 1815 la traite négrière en application du premier traité de Paris imposé par l’Angleterre. Rappelons que le Parlement britannique avait aboli la traite depuis 1807.
14 – Correspondance du gouverneur Baudin au ministre des colonies : lettes des 2 et 20 mars, 24 mai 1849. Ibis : XIV/15 notes prises dans l’article de François Regnault « L’abolition de l’esclavage au Sénégal. L’attitude de l’administration française (1848-1905). Revue française d’Histoire d’outre mer. T. LVIII. 1971. n° 210. 1er trimestre. pp : 5-81.
15- Arrêté du 18 octobre 1855. Bulletin administratif des actes du gouvernement du Sénégal, années 1853-1855. pp.207.
16- A l’époque de l’arrêté, les pays ennemis étaient le Fuuta Tooro et le Trarza, le pays ami, le Kayoor.
17 -ANS. 1D137. Instructions d’Archinard au commandant de cercle de Djenné. 20 mai 1893.
18 – Bouche, Denise : « Les villages de liberté en Afrique noire française. 1887-1910 ». Edition Mouton et Co. Paris. 1968. p. 89.
– Comme au Fuuta-Tooro entre 1882 et 1887 lorsque les Français encouragèrent la fuite des esclaves vers leurs territoires.
19- Journal Officiel de La République française. Décembre 1905. pp. 7293-7294.
20- Instituteur originaire du Dahomey (actuel Bénin). Exilé à Tamchakett et à Tidjikja en Mauritanie orientale et centrale entre 1923 et 1933. Il était tombé sous le coup de la loi de 1911 qui permettait à une administration coloniale d’exiler dans une colonie lointaine un ressortissant d’une autre colonie « (…) pour avoir contesté la domination française (…) ». En 1979, les dirigeants du mouvement politique des Haratin EL HOR avaient décidé de faire de Louis Hunkanrin le parrain de leur parti. Nous ignorons les raisons pour lesquelles ils avaient fini par préférer Mohamed Wul Mseyk.
21- Hunkanrin, Louis : « L’Esclavage en Mauritanie » in « La vie et l’oeuvre de Louis Hunkanrin ». pp. 207-230.
22- « A Tamchakett (cercle de l’Assaba), durant le mois d’Août 1930, une convention fut passée à la Résidence même qui céda pour mille francs (1000 francs) à un chef Beidane du nom de Mokhtar Hatra dix captifs et captives (les noms sont cités dans le document), dont les maîtres décédèrent et qui, croyant à l’institution des travaux du premier et deuxième degré, demandèrent en vain leur libération du joug de l’esclavage ». (passage tiré du livre. p. 223).
23 – Marty, Paul: « Considérations sur l’unité des pays maures de l’Afrique occidentale française » Annuaires et Mémoires du CEHS/AOF. Serie B. 1916. pp. 262-270.
24 – Gouraud,(colonel) ,Henri Joseph Eugène: « La pacification de la Mauritanie. » Paris, Ed du Comité de l’Afrique Française, 1911, 286 pages.
25- Marty, Paul: « L’Emirat du Trarza. » Revue du Monde Musulman. Paris, Leroux. 1919, in 8°. 438 p.
26 -CARAN. 200MI; 1863 (ANS. 2G 45/15): Mauritanie. Rapport politique annuel, 1945.
27 – ANSOM. Carton 2516. Dossier 2. Assemblées et Conseils. Rapports, lois et projets. Lettre du ministre des colonies au gouverneur général de l’AOF. Dakar. Paris, le 14 janvier 1932.
28 – Terrier, Auguste et Mourey, Charles: « L’expansion française et la formation territoriale » Gouvernement Général de l’AOF. Paris. Leroux. 1910. p. 301.
– C’est comme le vocable de « Tubaab » ou « Tuubaak » ou « Tubaabu » utilisé respectivement par les Wolof, les Fulbe et les Mannde pour désigner les Français en particulier, les Européens en général. Au Fuuta Jalon, les Fulbe désignent les Européens sous les vocable générique de « Portoobe » (qui vient du mot « Portugais », premiers Européens avec qui ils sont entrés en relations au XVIème siècle)
29 – Willaumez-Bouë t (capitaine de vaisseau) : « Commerce de traite des Noirs aux côtes occidentales d’Afrique » 1er janvier 1848. Paris Imprimerie Nationale. MBCC ; XL VII, sur le Fuuta, voir pp. 34 – 35.
30 – ANS. 1D 23. Pièce 5. 17 décembre 1862. Rapport de Ribell.
– Le Fuuta Tooro est subdivisé en neuf (9) diwe (sing. diwal, provinces) qui sont d’ouest en est : Dimat, Tooro, Halaybe, Laaw, Yiirlaabe, Hebbiyaabe, Booseya, Ngenaar, Damnga.
-Voir l’article de Oumar Kane: « Les unités territoriales du Futa Toro.” Bulletin de l’IFAN. T. XXXV, série B. n° 3. 1973. Il présente les différentes provinces du Fuuta Tooro, avec leurs limites traditionnelles approximatives, et l’organisation politique, administrative et sociale, sur les régimes des Deeniyankoobe et des Almaameebe (pl. de Almaami)
– Sur ce sujet , voir: 31-Kane, Oumar : « Les Maures et le Futa Toro au XVIII siècle » . Cahiers d’Etudes Africaines. n° 54, volume XIVMCMLXXIV, 2ème cahier, Mouton & CO, 1974, pp. : 237-252
32-Barry, Boubakar : « Le Royaume du Waalo: Le Sénégal avant la conquête ». Paris. Karthala. 1985. 421 pages. Sur le Fuuta Tooro: voir pp: 193-195, 205-208.
33-Kane, Oumar : “Le Fuuta-Tooro, des Satigi aux Almami (1512 – 1807”. Thèse de doctorat d’Etat, Université de Dakar 1986, 1124 pages, 3 tomes.
34 -Titre que portaient les souverains deeniyankooße
35 – Kane, Oumar : “Les unités territoriales du Futa Toro. ». op. cit.]b

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