Exclus d’une société qui se veut traditionnellement « blanche », les Afro-Argentins peinent à faire entendre leur voix. Reportage au cœur d’une communauté qui lutte pour son histoire et sa dignité.
« Vous devriez changer de voie, car même en obtenant les meilleurs résultats au monde, aucun Argentin ne prendra une Noire pour psychologue ». Ancienne étudiante en psychologie à l’Université de Buenos Aires, Laura Omega a changé d’orientation professionnelle suite au conseil de son professeur, à la fin des années 1990. « Et il avait raison », estime la jeune femme, aujourd’hui employée dans une enseigne de textiles. Sa passion, c’est la musique, mais « les artistes noires n’intéressent pas les maisons de disques », regrette-t-elle.
Dans la banlieue de Buenos Aires, Laura se lève tous les matins à 5h. Il lui faut une heure pour se rendre au travail, et autant pour se lisser les cheveux. Elle préfère sa chevelure naturelle mais « ça ne fait pas soigné devant les clients », lui a dit son patron. Le racisme, Laura le côtoie au quotidien, jusque dans la rue où « negro de alma » (« noir d’âme ») est devenue l’expression familière pour désigner les voyous, quelle que soit leur couleur de peau.
Nos propres enfants ont honte d’êtres noirs. Ils ne s’intéressent pas à leur histoire, regrette Laura Omega
« Avoir un bon métier, ou acheter sa maison sont le genre de chose auquel un Argentin noir ne peut pas aspirer », poursuit-elle entre deux gorgées de maté, boisson traditionnelle argentine. « Quand ma génération va mourir, c’est toute la communauté et son histoire qui disparaîtront. Comment en serait-il autrement alors que nos propres enfants ont honte d’êtres noirs ? Ils ne s’intéressent pas à leur histoire et affirment ‘non maman, je ne suis pas noire’ ».
Histoire de violence et de résilience
Petite fille d’esclave, Laura connaît bien l’histoire de sa famille, débarquée à Buenos Aires en 1595, sur un bateau portugais. Introduit en 1588 dans les colonies espagnoles du Rio de la Plata, la traite négrière devait servir à renforcer la main d’œuvre indigène, décimée par l’exploitation forcée et les maladies. Les femmes, « pièces de reproduction » du système esclavagiste, n’étaient pas envoyées à la guerre. Elles ont ainsi pu transmettre leur histoire de mère en fille, restant fidèles à la tradition orale africaine.
Profond, le regard de Laura semble porter l’héritage des treize générations qui l’ont précédé sur ce sol, « soit bien plus que la plupart des Argentins », s’amuse-t-elle à rappeler. De ses ancêtres, elle garde une histoire faite de douleur et de violence, mais elle peut aussi revendiquer une force de caractère et de résilience peu commune. Elle est d’ailleurs la première de sa famille à avoir réussi à acheter sa propre maison, un deux pièces modeste mais chaleureux qu’elle partage avec Guadalupe, sa fille de 13 ans.
Une communauté invisibilisée
Aujourd’hui, l’idée qu’on ne puisse pas être noir et Argentin est encore fortement répandue dans le pays. Pourtant, il fut un temps où la population était comparable à celle du Brésil voisin. En 1808, trois habitants sur dix de Buenos Aires étaient noirs. Les Afro-Argentins représentaient plus de la moitié de la population dans certaines provinces agricoles. Au XXe siècle, ces derniers auraient littéralement « disparus » du paysage, selon la thèse dominante. Leur participation forcée aux guerres, la fièvre jaune qui a frappé les quartiers noirs de Buenos Aires en 1871 et le métissage seraient à l’origine de ce phénomène.
En réalité, la communauté afro-argentine a été radicalement « invisibilisée » par l’histoire officielle, et continue à l’être pour l’anthropologue et musicologue Norberto Cirio. « Dès le milieu du XIXe siècle, un projet de blanchissement de la population a été porté par les fondateurs de la nation. Il fallait créer une ‘race’ argentine blanche, débarrassée des êtres ‘inférieurs’, autrement dit des Noirs et des Indiens », explique-t-il. Puis l’immigration européenne massive, favorisée par la constitution de 1853, a contribué à diluer la part des populations natives et africaines qui avaient participé à l’édification d’une nation, dont ils étaient désormais exclus.
« J’arrive heureux dans cette Chambre des députés de Buenos Aires, où il n’y a ni gauchos, ni Noirs, ni pauvres », déclarait l’ancien président Domingo Sarmiento. Durant son mandat de 1868 à 1874, la participation massive des Noirs à la guerre de la Triple alliance a drastiquement réduit les rangs de la communauté afro-argentine. Surnommé le « père de l’école », Sarmiento allait aussi jusqu’à à prôner l’extermination de la race noire et indigène.
Les indigènes ont subi un génocide biologique, les Noirs, un génocide discursif, analyse le chercheur
« L’histoire que l’on enseigne aujourd’hui a été écrite par la génération profondément raciste de cette période, composée d’historiens, de propriétaires de journaux, de députés, analyse le chercheur Norberto Cirio. Les indigènes ont subi un génocide biologique, et les Noirs, un génocide discursif », conclut-il. Ainsi, alors qu’on les envoyait mourir pour la patrie, on effaçait les Afro-Argentins du récit national.
Les origines africaines du tango, danse emblème de l’Argentine, ne sont plus à prouver
Mais il y a des traces que l’histoire officielle ne peut occulter. L’influence des Noirs sur la langue et la culture par exemple, à commencer par le tango. Les origines africaines de cette danse emblème de l’Argentine ne sont plus à prouver pour Norberto Cirio, chargé par le ministère de la Culture d’investiguer sur l’héritage afro-portène. Mais c’est au sein d’un « milieu académique hostile » que le musicologue poursuit ses recherches depuis trois ans, contraint de rendre des comptes tous les jours.
Car si le pays a fait un pas vers la reconnaissance de son passé esclavagiste et sa communauté afro-descendante, le chemin vers l’égalité est loin d’être atteint. Aujourd’hui encore, de nombreux enfants afro-argentins ne termine pas le lycée. Rares sont ceux qui accèdent à l’université. Des travaux sociologiques montrent que les Noirs restent en majorité cantonnés à des métiers précaires, manuels, domestiques.
Nous, Afros, sommes fatigués des spectacles. C’est de l’histoire dont nous voulons parler et de notre réalité aujourd’hui, explique Carlos Lamadrid
Un recensement réalisé en 2010 sous l’impulsion des organisations représentantes, met en lumière que 0,4 % de la population se revendique « d’ascendance africaine ». Un chiffre en-deçà de la réalité, selon Carlos Lamadrid, secrétaire de l’association Misibamba, qui estime à 2 millions le nombre d’Afro-Argentins. « Beaucoup de ceux qui savent qu’ils sont des descendants d’africains ne le disent pas, et d’autres ne le savent pas. » explique-t-il. Car après des années de métissage, une origine ne se lit pas toujours sur un visage. Quoi qu’il en soit, Laura, Carlos et les 0.4% d’afro-descendants sont la preuve vivante qui contredit leur présumée disparition.
La création du « Jour de l’Afro-argentin et de la culture afro », fixée le 17 avril, est une avancée symbolique
La création du « Jour de l’Afro-argentin et de la culture afro », fixée le 17 avril, est une avancée symbolique, mais insuffisante pour Carlos Lamadrid qui souhaite politiser le débat et redonner une voix aux invisibles. « Nous, Afros, sommes fatigués des spectacles. Fatigué de jouer le Noir musicien, ou la danseuse aux formes généreuses pour divertir les foules un jour dans l’année. C’est de l’histoire dont nous voulons parler et de notre réalité aujourd’hui ».
S’il reconnaît que ces dernières années, le dialogue s’est développé entre la communauté et les autorités, il ajoute « la première chose que te demande un représentant de l’État est ‘Combien vous êtes ? Combien de votes peux-tu m’apporter ?’. Avec l’association Misimbamba, il interpelle les autorités sur la création nécessaire d’un lieu de mémoire et d’échange avec le public, sans succès. Alors en attendant, il intervient dans les écoles pour raconter ce passé noir que son pays a tant de mal à reconnaître.
« La troisième racine de l’Argentine »
Dans le quartier de San Telmo à Buenos Aires, le dernier lieu de rassemblement des afro-descendants, le « Movimiento afrocultural » a été fermé par la ville en novembre 2017 pour « non respect des normes réglementaires ». En réponse, l’association culturelle a intenté un procès contre la ville pour « racisme institutionnel ». Une « injustice de plus », selon le militant qui n’arrêtera son combat « qu’une fois dans la tombe ».
Pour l’avenir, Carlos souhaite que « la troisième racine de l’Argentine » soit reconnue comme une part intégrante de la société et de son histoire. « Et qu’un jour, nos enfants et petits enfants puissent dire « je suis descendant d’esclave et je suis fier de faire partie de l’histoire de ce pays », conclut-il, sourire aux lèvres.
Source: jeune Afrique