Comment ces paroles furent-elles possibles ? L’un est médecin, l’autre chercheur. Deux professions auxquelles nous sommes redevables tout le temps, et en ce moment en toute conscience. Surtout, deux métiers de curiosité et d’intelligence. Sans doute ont-ils, depuis cette ahurissante conversation télévisée, compté les jours ? Ces choses-là moussent puis s’éteignent au bout de quelques éditions en continu, chassées par une autre actualité ou une autre indignation, même s’il leur arrive de traîner encore un peu dans la nébuleuse numérique de la colère et du persiflage. C’est la ronde des faits divers et des dérapages, l’un suit l’autre au rythme où circulent les émerveillements et les scandales.

Il faut pourtant y revenir, car ce sont des idées qui viennent de loin. Y compris à l’insu de leurs émetteurs. Ce médecin et ce chercheur, peu importent leurs noms, ont évoqué grosso modo des essais de vaccin anti-covid sur des Africains et des prostituées. Grosso modo, parce que l’important c’est l’idée, et incidemment les réactions vives, leur étonnement, le déni de l’un, les excuses de l’autre. Importants aussi le naturel et le calme avec lesquels de tels propos peuvent être proférés. ‘Ils ont partagé le monde, Plus rien ne m’étonne’ dixit en reggae Tiken Jah Fakoly.

Ce virus tue partout dans le monde, pas seulement en Afrique. D’où l’émoi mondial. Son épicentre n’est pas en Afrique, d’où le désarroi mondial. L’Afrique s’invite à plusieurs titres. Elle n’est pas épargnée, bien que modérément et inégalement affectée pour l’instant. Elle se réclame de sa pratique des maladies infectieuses. En connaissance de cause ou en préjugé, certains craignent l’insuffisance ou l’incapacité des structures de santé, voire une hécatombe. Des voix africaines rappellent que le palu tue davantage que le covid, pourtant le paludisme semble rester hors sujet de recherche fondamentale et appliquée, en tous cas hors calendrier.

D’éminents auteurs ont exposé avec limpidité cette problématique des corps exposés au mépris et aux sévices. Parmi eux, Frantz Fanon, James Baldwin, Karen et Barbara Fields qui décrivent tout en subtilité comment, au-delà de la fiction de la race, de la réalité du racisme et des actes racistes, comment une sorte d’artisanat de la racialité a permis d’accoler à des corps, parce qu’ils sont en couleur, des caractéristiques mentales présupposées, justifiant des exclusions et des oppressions tout à fait officielles et légales. Achille Mbembe prolonge ces analyses avec clairvoyance : il interroge cette mise à l’index – la ‘race’ ayant historiquement été inventée pour le ‘Nègre’ (ces Strange fruit de Billie Holiday) – et ses effets à venir. Et si cela préfigurait le sort d’une majorité de l’humanité fragilisée par l’ordre (le désordre) économique ? Nous voyons nous-mêmes comment sont les corps qui s’écrasent contre les barbelés aux frontières dans le monde, au nord et au sud : de beige mat à bleu-noir.

Doit-on alors s’étonner que dans les propos incriminés, une autre catégorie ait été évoquée : les prostituées. Corps de femmes (rendus) vulnérables par le même désordre économique. La matrice est identique, nourrie pour les corps basanés par les zoos humains et leurs effets inconscients à travers les générations, et qui ramènent si facilement dans le vocabulaire, y compris chez les dépositaires de l’ordre et de la violence légitime, les bamboulas et les bicots.

Je ne sais à quoi ressemblera le monde d’après, mais assurément, ça… c’est intenable et ça ne pourra continuer comme ça. Henren ! Sam Cooke, A change is gonna come

Christiane Taubira

Le 5 mai 2020

via sa page Facebook

A lire également

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *