2ème partie Afro-nationalisme, arabismes et marxisme : le Baath dans la Mauritanie de 1960 à 1990

Pour bien situer l’origine et la nature de l’influence irakienne en Mauritanie, il est nécessaire d’effectuer un bref retour en arrière, jusqu’à la fondation de l’actuel Etat mauritanien.

Au moment de la proclamation de son indépendance, le 28 Novembre 1960, la Mauritanie n’obtint, en dehors de la Tunisie, la reconnaissance d’aucun Etat arabe. Le Maroc, reprenant le projet de Grand Maroc d’ Allai El Fassi, considérait alors comme de son droit de « réintégrer » dans son territoire national ce morceau de terre que seules les colonisations espagnole et française auraient détaché du reste du royaume. Dans l’élite mauritanienne d’alors, le débat fit rage et le premier député mauritanien à l’Assemblée nationale française de l’après Seconde Guerre Mondiale, Maure du Tagant, Horma Ould Babana, battu plus tard (1951) par un notable pro-français du parti nouvellement créé, l’Union Progressiste Mauritanienne (U.P.M.), rejoignit dès 1956 le Maroc et y anima, en vain, un mouvement (l’éphémère Front National de Libération Mauritanien) en faveur du rattachement de la colonie française au royaume chérifien.

Le nouvel Etat, dont la capitale venait de sortir des sables, fut fondé par la France malgré de nombreuses oppositions et présenté comme un pays-pont entre l’Afrique noire et le monde arabe.

Durant les années 60, il se comporta essentiellement comme un pays du bloc négro-africain. Au début des années 70 tout devait assez rapidement changer, le Maroc reconnut la Mauritanie en 1970, la Ligue Arabe sauta le pas en 1973, mais dès 1971 le président Ould Daddah, cherchant au Proche Orient des alliés qui, tout en reconnaissant son arabité, pussent faire contrepoids aux Etats, désunis mais concurrents à son égard, du Maghreb, se rendait à Ryadh. Désormais la Mauritanie allait être livrée, en régime de parti unique, à la concurrence effrénée de mouvements nationalistes arabistes d’un côté, négro-africains de l’autre, tous plus ou moins clandestins. A la veille de la Guerre des Six Jours étaient apparus les premiers élans vers le nationalisme arabe de type nassé- rien dans les rangs de l’élite politique maure qui était d’autant plus sensible au discours de la Voix des Arabes que le Monde arabe d’alors récusait l’existence de leur pays qu’elle-même jugeait trop inféodé à l’Occident. La défaite de l’Egypte et de Nasser ayant causé quelque déception chez ces nationalistes, en activistes encouragés par la radicalisation de la Résistance palestinienne consécutive à l’échec de la lutte des Etats arabes contre Israël et impressionnés par le grand mouvement de la Révolution culturelle en Chine et les « événements de Mai 68 » en France, ils rejoignirent dans leur combat les mouvements clandestins de gauche comme le Parti des Kadihines (P.K.), marxiste.

Apparu un peu plus tard, au milieu des années 1970, le Baath, d’influence irakienne6, devait occuper une place plus centriste (par rapport au marxisme) sur l’échiquier politique mauritanien et recruta surtout dans le milieu intellectuel arabisant ; clandestin, il adhéra au Conseil International du Baath et suivit les fluctuations de la politique de Bagdad. En sortant le pays de la zone franc avec l’appui d’Etats arabes comme l’Algérie, l’Arabie séoudite et le Koweit en 1973, puis en nationalisant en 1974 la MIFERMA (une société minière jusque-là dominée par les capitaux étrangers, essentiellement français, qui constituait un véritable Etat dans l’Etat)7, le président s’acquit intérieurement un brevet d’arabisme auprès des Maures et rallia à son régime une contestation de gauche alors menaçante, qui provoqua l’implosion du P.K. en deux, le Mouvement National Démocratique (M.N.D.), plus radical, et l’Alliance Mauritanienne des Démocrates (A.M.D.), plus modérée.

En optant en 1975 pour le partage avec le Maroc du Sahara espagnol et le rééquilibrage démographique et territorial qui s’ensuivrait, Moktar Ould Daddah manifesta davantage encore son arabo-tropisme. Si ce choix devait causer de graves difficultés avec les Sahraouis, ainsi qu’avec l’autre grand voisin arabe, l’Algérie, et entraîner irrémédiablement le régime civil à sa perte en 1978 de par l’insupportabilité économique de l’effort de guerre et de l’inattendue montée en puissance (surtout numérique) des militaires mauritaniens, la politique arabiste du président Ould Daddah devait

à l’intérieur exacerber les passions interethniques et réactiver un afro-nationalisme dont la première importante manifestation après l’Indépendance remonte en fait à 1966 : le Manifeste des 19 qui fut alors publié s’insurgeait, à l’occasion d’une loi sur l’arabisation, contre la tendance à la monopolisation de l’Etat et de la fonction publique par la fraction hassanophone (en fait maure) de la population qui représentait alors entre 65 (selon les négro-africains) et 80 % (selon les Maures) de la population totale du pays.

En 1978 les militaires prirent le pouvoir. En interrompant un processus de récupération du Sahara occidental compromis par la pugnacité inopinée du Polissario et la division du camp maure entre pro et anti-sahraouis, ils apportèrent quelques satisfactions immédiates aux négro-africains, mais l’embellie ne devait pas durer longtemps. Dès 1979, afin de protester contre la flagrante inégalité dans la répartition ethnique des membres du Conseil National Consultatif de 81 personnes mis en place par les militaires, dix-sept personnalités négro-africaines en démissionnèrent. Sous la présidence du colonel Mohamed Khouna Haidallah (1980-1984) à nouveau la tentation arabiste de l’élite au pouvoir devait se développer, les rapports avec le Polissario furent reconsidérés, la République Arabe Sahraoui Démocratique (R.A.S.D.) fut reconnue par un président dont la mère était sahraouie. Haidallah s’appuya officieusement pour gouverner sur l’alliance progressiste du M.N.D., des nassériens et du parti des Harratins, anciens esclaves arabisés, El Hor. Mais le nouveau président dès sa prise de pouvoir rendit visite à Saddam Hussein dont il obtint une aide substantielle contre un soutien dans le conflit contre l’Iran : les baathistes, un temps en faveur (avec Dahane Ould Ahmed Mahmoud, permanent du C.M.S.N.

puis ministre des Affaires Etrangères, et Mohamed Yehdih Ould Breid Leil, secrétaire général du gouvenement), à la suite de la reconnaissance de la R.A.S.D. qui mit la Mauritanie en délicatesse avec le Maroc qui soutenait de son côté très fortement l’Irak dans son conflit avec l’Iran, dans les années 1981-1982, furent violemment réprimés (ainsi d’ailleurs que les partisans de l’A.M.D.). L’alliance progressiste disloquée, à leur tour les nasséro-khadafistes connurent durant la dernière année du régime d’Haidallah la répression : si avant la révolution de palais du 12 Décembre 1984 les nassériens étaient considérés comme les principaux adversaires des négro-africains, à la fin de la présidence d’Haidallah ils s’étaient retrouvés d’une certaine manière avec ceux-ci dans une opposition parallèle au discours officiel un moment tenté par le pouvoir sur la complémentarité des langues arabe et noires (woloff, soninké, pular) !

Le coup de force du 12 Décembre 1984 qui devait amener aux plus hautes fonctions de l’Etat l’ex- Premier ministre et chef des armées, le colonel Maawiyya Ould Sid Ahmed Taya, allait marquer le rééquilibrage au niveau du pouvoir de l’influence des nationalistes arabes, les nassériens perdant leur prééminence au profit des baathistes, qui d’une certaine façon se retrouvaient cette fois au cœur du pouvoir, non pas officiellement puisque depuis le coup d’Etat militaire de 1978 aucun parti politique n’était plus autorisé (sauf un temps les fameuses Structures d’Education des Masses du président Haidallah), mais de par quelques membres de l’entourage du nouveau président réputés baathistes. Le régime du président Taya, un homme venant du nord, rAdrar, une région traditionnellement plus sensible à l’arabité du pays, devait assez rapidement connaître une exaspération croissante des nationalismes, avec cette fois d’un côté les baathistes et de l’autre les négro-africains, ceux-ci regroupés dans des partis clandestins, notamment le Front de Libération des Africains de Mauritanie (F.L.A.M.) qui apparait dès 1985. En avril 1986 fut diffusé le Manifeste du négro-africain opprimé qui reprenait des arguments déjà énoncés dans le Manifeste des 19 de 1966, criait à l’apartheid et n’hésitait surtout pas à en appeler à la lutte armée contre un pouvoir et une administration décrits comme de plus en plus exclusivement maures : les auteurs présumés du Manifeste furent arrêtés, envoyés en prison.

Pour faire bonne mesure des activistes maures favorables au Polissario et aux Libyens furent mis en résidence surveillée en septembre 1986 et en septembre 1987 ce fut au tour de quelques baathistes d’être arrêtés (parmi eux Mohamed Yehdhih Ould Breid Leil et Memed Ould Ahmed) et condamnés à des peines il est vrai assez clémentes. En octobre 1987 également des officiers supérieurs issus de l’ethnie des Halpularen tentèrent un coup d’Etat qui déclencha dans l’armée une véritable chasse aux éléments négro-africains. Si afin de montrer sa volonté de ne se laisser déborder par aucun camp, le pouvoir fit condamner en 1988 dix-sept « opposants » baathistes à des peines allant de 2 à 5 ans de prison, du côté négro-africain le coût du heurt des nationalismes fut très lourd : trois des putchistes halpularen furent exécutés au lendemain de leur jugement (décembre 1987), trois des prisonniers condamnés à la suite de la publication du Manifeste du négro-africain opprimé moururent (septembre, octobre 1988) des suites des sévices infligés dans ce que la presse a appelé la prison-mouroir de Oualata (parmi eux l’ancien ministre Tafsirou Djigou et l’écrivain réputé Taine Youssouf Gueye).

En avril-mai 1989 l’exacerbation des passions communautaires passa les frontières du pays et, mettant en mouvement la solidarité du sang entre les négro-africanophones de Mauritanie et les Sénégalais en prenant pour prétexte un incident mineur survenu entre des pasteurs des deux rives du fleuve Sénégal, aboutit aux massacres et à l’exode massif simultanés au Sénégal de commerçants maures (dont les moins honnis n’étaient pas les noirs arabisés, les fameux harratins) et en Mauritanie de travailleurs négro-africains tant sénégalais que mauritaniens (surtout de l’ethnie halpular dont les Maures n’hésitaient pas alors à récuser la nationalité mauritanienne). Ainsi progressivement internationalisé, le conflit intercommunautaire, qui fut même présenté par certains Etats africains (Zaïre,…) comme un affrontement entre monde arabe et monde noir, devait amener à une situation de guerre rampante, surtout après la demande de rectification de la frontière agitée à nouveau par le Sénégal comme au lendemain de l’Indépendance. Amnesty International après tous ces événements dénonça dans deux rapports très circonstanciés et insoutenables la violation des droits de l’homme à laquelle se seraient livrés certains officiers maures.

Le régime, de plus en plus discrédité aux yeux de l’opinion occidentale, trouva un soutien renforcé du côté de Saddam Hussein dont la diplomatie enfin libérée de la guerre avec l’Iran, à partir de 1990 s’activa plus fort encore non seulement à Nouakchott mais aussi en Afrique noire, à N’jaména, Khartoum, Djibouti. Le président Taya apprécia d’autant plus cet appui irakien que dans la crise mauritano-sénégalaise, F. Mitterand et surtout le P.S. avaient pris position plutôt en faveur du rival africain. D’ailleurs à ce moment comme en d’autres de l’histoire mauritanienne récente, l’ambassade d’Irak à Nouakchott semble avoir exercé une influence considérable, voire même avoir agi directement sur la société maure (on garde toujours en mémoire à Nouakchott le nom de Rifaï, l’ambassadeur irakien des années Haidallah). Au total quand survint la crise (août 1990) puis la guerre (janvier 1991) du Golfe, le pouvoir en Mauritanie était dans une situation particulièrement critique, à la fois sur le plan intérieur puisque le pays était au bord de la guerre civile, et sur le plan international puisque le Sénégal, qui dans la crise du Golfe avait militairement rejoint les alliés de l’Arabie séoudite et des U.S.A., maintenait sa revendication territoriale, que de nombreux réfugiés noirs de la rive septentrionale du fleuve se trouvaient toujours sur son sol et qu’enfin la prise en charge par les marocains des intérêts sénégalais après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays fit penser qu’Hassan II n’avait pas renoncé à toute idée de récupérer un jour une bonne partie de la Mauritanie, le nord, la zone du fleuve allant au Sénégal. Ainsi au total :

« Depuis mai 1989, consécutivement à l’engagement de l’Irak aux côtés de la Mauritanie dans son conflit larvé avec le Sénégal, l’opinion publique était majoritairement pro-irakienne. (…) La Mauritanie s’écarte de la France, plus proche des positions sénégalaises, et trouve en l’Irak un protecteur. » (Habib Ould Mahfoudh, in Mauritanie Demain de sept. 1990)

La victoire du maître de Bagdad dans ces circonstances eut été d’autant mieux la bienvenue et cette espérance explique que la rue maure ait réagi très massivement en faveur de Saddam Hussein.

 

La difficile sortie d’un régime sortie autoritaire, Mauritanie 1990-1992 Pierre Robert Baduel,

Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée Année 1992 63-64 pp. 225-243

Fait partie d’un numéro thématique : Minorités religieuses dans l’Espagne médiévale

 

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