Né le 15 septembre 1889, à JOAL, dans le département de M’Bour, Lamine SENGHOR est issu d’une famille très modeste de paysans Sérères. Par conséquent, Lamine SENGHOR contrairement à ce qu’écrivent certains auteurs, n’est pas né à Dakar ou Kaolack. Il faut le préciser, Lamine SENGHOR n’est pas un parent de Léopold Sédar SENGHOR, premier Président du Sénégal indépendant.

Cependant, issus de la même ville, JOAL, ils ont vécu à la même époque en France avec des trajectoires politiques parfois différentes, Léopold Sédar SENGHOR est modéré, et des itinéraires convergents, ce sont tous les deux des militants de la Négritude.

 

I – Lamine SENGHOR, un représentant de la Gauche radicale,

 

En 1912, à l’âge de 23 ans, Lamine SEGNHOR est employé à Dakar comme « boy », dans la maison bordelaise MAUREL et PROM. Jeune analphabète, ne connaissant que les travaux agricoles, il subit les pires humiliations ; il avouera, plus tard, qu’il a eu le sentiment d’être traité en sous-homme.

 

En 1915, il est mobilisé, et à VERDUN, dans la Somme en France, il découvre l’horreur des tranchées. Blessé, gazé, décoré de la Croix de guerre et rapatrié au Sénégal ; il est démobilisé avec le grade de sergent et perçoit une pension d’invalidité de 30%.

 

On perd les traces de Lamine SENGHOR entre 1918 et 1920. Serait-il à FREJUS après la démobilisation ? En tout cas, un dossier (13 G 30 (17) des Archives nationales du Sénégal, indique que Lamine SENGHOR a déposé un dossier en vue d’acquérir la nationalité française.

En août 1921, il retourne en France pour se marier avec Eugénie COMONT et réside avec sa femme au n°63 de la rue Myrha, dans le quartier de la Goutte d’Or, à Paris, dans le XVIIIe arrondissement. Ancien combattant, il obtient un emploi réservé en qualité de facteur aux Postes et Télécommunication, et sera affecté dans le 19ème arrondissement de Paris.

 

Pendant cette période, Lamine SENGHOR est loin d’être le révolutionnaire qu’il deviendra ; il n’a qu’un seul souci, revenir au Sénégal avec son épouse. Cependant, son salaire modeste ne lui permet pas de payer les deux billets de son couple. Il demande alors à son épouse d’écrire à l’association C.A.I. afin d’obtenir un billet gratuit pour le Sénégal. Le courrier est transmis au Ministère des Colonies, puis au Contrôle et Assistance des Indigènes (CAI) qui est, en fait, une police politique surveillant les coloniaux. Quand le C.A.I. apprend que Lamine SENGHOR est membre de la Fraternité Africaine, une amicale à laquelle appartient Masse N’DIAYE et Ibrahima SOW, deux Sénégalais affiliés à l’Union Inter Coloniale (UIC), une organisation fondée par les communistes, les services secrets français devinent le profit politique à en tirer. Le CAI propose à Lamine SENGHOR et à sa femme un billet gratuit pour le Sénégal contre quelques renseignements sur les Africains à Paris, notamment les membres ou sympathisants communistes. En début juillet 1924, Lamine SENGHOR envoie ses premiers rapports au CAI sur la Fraternité Africaine.

 

Lamine SENGHOR aurait pu faire une carrière discrète d’indic de la police quand subitement éclate le 24 novembre 1924 le conflit qui oppose Blaise DIAGNE au journal Les Continents, fondé par René MARAN, prix Goncourt de 1921. En effet, Blaise DIAGNE avait intenté un procès contre ce journal à la suite d’un article incendiaire de René MARAN accusant le député du Sénégal de toucher des commissions pour le recrutement des tirailleurs sénégalais et de prévarication, c’est-à-dire de manquement grave à ses devoirs. Lamine SENGHOR est cité comme témoin à ce procès.

 

Cet incident créé un déclic et fait émerger la conscience politique de Lamine SENGHOR. Il est ancien tirailleur sénégalais qui vit dans des conditions misérables, quémande un billet pour sa femme ; il a donc envie d’en découdre avec Blaise DIAGNE, et commence une collaboration avec le journal Le Paria, qui est un organe de l’U.I.C. fondée par les communistes en 1922 pour organiser les coloniaux. Dont une série d’articles publiés dans le journal Le Paria des mois de novembre et décembre 1924, articles non signés, mais dont la virulence et le style portent la marque de Lamine SENGHOR. On y lit que le procès opposant « les recrutés de la tuerie au recruteur ». Blaise DIAGNE gagnera ce procès, mais il en est resté la violence avec laquelle Lamine SENGHOR s’est opposé à son action. Du même coup, Les Continents, l’unique organe de presse des Noirs a disparu ; Lamine SENGHOR veut combler ce vide.

 

Par conséquent, initialement, Lamine SENGHOR n’était pas un révolutionnaire. Mais sa conscience politique s’est faite progressivement en réaction à l’action de Blaise DIAGNE. Comme la plupart des tirailleurs sénégalais, il est particulièrement déçu des conditions de vie de l’après-guerre. La France n’a pas payé sa dette de sang envers ses enfants noirs ; en l’occurrence, la puissance colonisatrice n’a pas accordé la citoyenneté aux Africains en contrepartie de leur participation à la guerre. Il est également outré par le manque de considération accordé aux Noirs vivant en France.

 

En fin 1924, Lamine SENGHOR adhère à diverses organisations dans la mouvance communiste : le Parti communiste français (P.C.F.), la Confédération Générale des Travailleurs Unifiés (C.G.T.U.) et l’Union Inter Coloniale (U.I.C.). Lamine SENGHOR fréquente l’école coloniale communiste sise au n°8 de la rue Mathurin Moreau à Paris 19ème, avec des cours du soir les mercredis et les vendredis de 20 heures 30 à 22 heures 30. En fait, il a appris à lire et à écrire correctement à l’âge de 26 ans dans l’armée française ; le Parti communiste français lui donne une instruction marxiste. Contrairement à ce que mentionnent certains écrits, Lamine SENGHOR n’a jamais fréquenté la Sorbonne.

 

Lamine SENGHOR est décédé, dans le plus grand dénuement et oublié de tous, le 25 novembre 1927 à l’hôpital militaire de FREJUS, dans le Var, en France. La ville de FREJUS fut pendant de longues années une garnison de troupes coloniales ou un camp de transit des troupes noires.

En définitive, mort à 38 ans, la carrière politique ainsi que la vie de Lamine SENGHOR, auront été courtes. Mais la réputation de cet illustre Sénégalais atteindra la dimension d’un mythe. Son nom est lié à l’histoire naissante de la Négritude, anticolonialiste, il est l’un des précurseurs du mouvement de libération pacifique des Noirs. De par son travail et son militantisme, il a fortement contribué au déclin du mouvement des assimilationnistes, et à l’émergence des idées indépendantistes.

 

Pour la postérité, Lamine SENGHOR est resté pendant longtemps dans l’oubli le plus complet. Une éminente universitaire et grande spécialiste de la littérature noire, Mme Lilyan KESTELOOT, a confessé que dans la première version, qui date de 1958, de son ouvrage consacré à l’histoire de la littérature négro-africaine, elle n’avait pas pris pour mesure l’ampleur de l’action de Lamine SENGHOR et de ses campagnes de lutte.

Les recherches universitaires se sont multipliées depuis quelques années sur l’anticolonialisme radical et sur le rôle de Lamine SENGHOR en particulier.

 

Ce sont les mouvements maoïstes, depuis mai 1968 qui ont déterré ce cadavre exquis dont se disputent plusieurs organisations politiques sénégalaises. D’une part, le Parti de l’Indépendance et du Travail et d’autre part, And Jeuf. En France, les Indigènes de la République en ont fait une icône.

Rappelons qu’un collège d’enseignement moyen, à JOAL, porte le nom de Lamine SENGHOR.

 

II – Pourquoi tant d’honneur pour Lamine SENGHOR ?

 

La personnalité de Lamine SENGHOR tranche avec celle des autres militants noirs de l’U.I.C. De conditions modestes, il n’est pas passé par le moule normalisateur et assimilationniste de l’école française. Il est le premier, et restera le plus marquant, d’une série de révolutionnaires africains qui prennent la relève des Antillais à la tête des organisations d’obédience communiste. La révolte intérieure de Lamine SENGHOR s’est transformée en prise de conscience politique. Il n’a que quelques rudiments sur le marxisme glanés aux cours de l’école coloniale du P.C.F, mais il comble le déficit de bagage intellectuel par un réel charisme et une ténacité extraordinaire. Le nom de Lamine SENGHOR, continuera, après sa mort, de constituer un puissant facteur de mobilisation de la communauté noire.

 

De plus, son activiste est particulièrement débordant ; invalide à 30%, puis à 100%, il continuera de sillonner la France avec un seul poumon rongé par la tuberculose et constituera de solides bastions à Marseille, Bordeaux et le Havre.

Dans un rapport de la police secrète française, le colonisateur qui le faisait suivre dans tous ses déplacements, lui rend involontairement hommage « Durant quelques jours qu’il a passés à Marseille, il déploya une activité prodigieuse ; si l’on songe qu’il a obtenu 100% d’invalidité, malgré quelques échecs qu’il a subis, il fait preuve d’une opiniâtreté déconcertante, et se dépense sans compter, en faveur du but poursuivi. En se rendant, partout où il pouvait trouver un homme de couleur ; il fait une belle publicité que beaucoup de Noirs le regardant déjà comme leur futur libérateur ».

 

Alors membre du P.C.F., Lamine SENGHOR a été contraint par la direction du parti à se présenter aux élections municipales de mai 1925, à Paris dans le XIIe arrondissement, et ce contre son gré, estimant qu’il n’avait aucune chance de succès. Il obtient 965 voix et se désiste en faveur du candidat du « Blog des Gauches ». L’attitude du PCF a provoqué une consternation et jeté une amertume dans la conscience de Lamine SENGHOR. L’incident des municipales marque le point de départ d’une désillusion. Il pensait que le PCF était un allié sincère et un porte-voix des coloniaux. Il réalise qu’il n’est que le faire-valoir. Le PCF ne cherchait qu’à redorer son blason anti-colonial et séduire les Noirs grâce à la candidature d’un des leurs.

 

Démissionnaire du P.C.F, en octobre 1925, Lamine SENGHOR conserve toute de même une sensibilité de gauche. Le charisme qu’il exerce sur les Africains et les Antillais, ses convictions politiques, font que le PCF refuse la démission qu’il présente. C’est à partir de ce moment qu’il réfléchit sur les nouvelles formes d’organisation des Noirs en France ; il pense qu’une « des plus grosses questions du jour, est celle du réveil des Noirs ». Tenus à l’écart de la vie politique par leur faible niveau d’instruction et leur situation matérielle précaire, les Africains n’ont pas jusqu’ici l’occasion d’exprimer leur mécontentement.

 

En février 1925, constatant que le PCF est marqué par son universalisme et son attitude positive à l’égard de la Nation française et ses valeurs assimilationnistes, Lamine SENGHOR, fonde le Comité de Défense de la Race Nègre (C.D.R.N.), qui se dote d’un journal, la Voix des Nègres. Tout en restant dans les cercles communistes, il entend affirmer la spécificité du combat nègre et préserver l’indépendance de son organisation. Au départ, le CDRN se veut autonome et ne cherche aucun appui d’un parti politique de la Métropole. Le CDRN n’est pas conçu comme une organisation révolutionnaire, mais internationaliste, axée sur des revendications pratiques et d’indépendance.

 

En fait, plusieurs courants traversent le CDRN : les modérés de Maurice SATIVEAU, un Guadeloupéen, qui sont assimilationnistes, et les révolutionnaires dont le chef de file est Lamine SENGHOR, qui sont indépendantistes. Le gouvernement français ne s’en méfie donc pas outre mesure. Le CDRN, étant traversé par divers courants, se trouve paralysé ; une scission était inévitable. En effet, il y avait un conflit larvé entre les différentes sensibilités du CDRN. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase sera la participation remarquée de Lamine SENGHOR au Congrès constitutif de la Ligue contre l’oppression coloniale et l’impérialisme tenu à Bruxelles du 10 au 15 février 1927. Cette organisation créée, à l’instigation de l’Internationale communiste, a pour objectifs de favoriser « un mouvement anti-impérialiste de masse ». Lamine SENGHOR acquiert une dimension internationale en côtoyant à cette rencontre d’éminentes personnalités, comme Albert ENSTEIN, Romain ROLLAND, Henri BARBUSSE, la veuve de SUN YAT SEN, NEHRU, Messali HADJ, etc. Vingt-huit ans avant la Conférence de Bandung, le Congrès anti-impérialiste de Bruxelles marquait l’émergence d’une unité des peuples des trois continents contre l’hégémonie occidentale.

 

Constatant la paralysie du CDRN en raison de ses dissensions internes qui mobilisent beaucoup d’énergie, Lamine SENGHOR fonde le 7 mars 1927, au n°52 de la rue Saint-Lazare, à Paris, dans le 8ème arrondissement, la Ligue de Défense de la Race Nègre (LDRN) et son mensuel, la Race Nègre. Le président est Lamine SENGHOR, le vice-président, Felian MAULIUS, un Guadeloupéen, le secrétaire général est Joseph GOTHON LUNION, un Guadeloupéen, et le secrétaire général adjoint, Tiémoko Garan KOUYATE, un Soudanais (Mali).

 

La L.D.R.N. est une organisation étroitement contrôlée par SENGHOR, avec des accents particulièrement révolutionnaires. Ainsi, dans le n°3 de septembre 1927 de La Race Nègre, Lamine SENGHOR précise sa pensée : « L’Africain a ses coutumes et ses traditions séculaires, il a son histoire, tandis que les Gaulais et les Germains n’étaient que des barbares, resplendissait déjà sur les bords du Nil une belle civilisation qui a laissé des empreintes profondes dans le processus de transformation des sociétés européennes. Dans de pareilles conditions, il est logique, il est légitime pour les Nègres de poser la question de leur liberté et de leur indépendance, d’aspirer à une vie nationale propre. Du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, tous les Nègres d’Afrique en font désormais leur mot d’ordre de combat ».

 

Refusant toute racialisation des rapports sociaux, Lamine SENGHOR veut rompre avec la vision du Nègre que la société française a hérité de l’époque esclavagiste. Il désire unir les Noirs pour leur émancipation ; il veut en finir avec les divisions artificielles qui ne font qu’affaiblir les opprimés face à leurs oppresseurs. De plus, il désire qu’on cesse de souiller le terme de Nègre. Dans le premier numéro de La Race Nègre Lamine SENGHOR donne le ton : « Que veut dire « homme de couleur » ? Nous affirmons que ce mot désigne tous les hommes de la terre. La preuve : il n’y a pas un seul homme dans ce monde qui ne soit pas d’une couleur ou d’une autre ». Il en conclut que « les jeunesses du Comité de Défense de la Race Nègre se sont fait un devoir de ramasser ce nom de la boue où vous le traînez pour en faire un symbole. Ce nom est celui de notre race. »

 

Lamine SENGHOR assigne à la L.D.R.N. quatre objectifs principaux :

  • combattre la haine raciale ;
  • travailler pour l’évolution sociale de la race nègre ;
  • refuser de renforcer l’appareil d’oppression dans les colonies, et au contraire travailler pour les détruire ;
  • collaborer en permanence avec les organisations qui luttent pour la libération des peuples opprimés et la révolution mondiale ;

Rongé par la tuberculose, il demande par un courrier du 9 mars 1925 à être rapatrié au Sénégal, mais le Gouverneur général de l’Afrique Occidentale française émet un avis défavorable à son retour au pays en raison, selon lui, des « risques de troubles à l’ordre public ».

Très malade, il se retire dans le Var entre ROQUEBRUNE sur ARGENS et MARSEILLE ; il meurt le 25 novembre 1927, à l’hôpital militaire de FREJUS.

 

A la disparition de Lamine SENGHOR, en novembre 1927, Tiémoko Garan KOUYATE, né le 27 avril 1902, à Ségou, (Soudan, actuel Mali), devient le leader de la L.D.R.N. ; KOUYATE a pour souci de créer des syndicats noirs et prend progressivement ses distances par rapport au PCF. Garan KOUYATE, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, entra dans la résistance auprès des Francs Tireurs Patriotiques, il fut fusillé par les nazis, au fort de MONTLUCON en 1942.

En définitive, Lamine SENGHOR a contribué, très significativement, au déclin des courants assimilationnistes, et à l’émergence et à la consolidation, par une gauche radicale, de l’éveil des peuples colonisés.

 

Bibliographie sélective

 

SAGNA (Olivier), Lamine SENGHOR (1889-1927) un patriote sénégalais engagé dans la lutte anti-coloniale et anti-capitaliste, Paris, 1980-1981, mémoire de maîtrise en histoire, Université de Paris VII, sous la direction de Catherine COQUERY-VIDROVITCH, 163 pages.

FRONT CULTUREL SENEGALAIS, Lamine SENGHOR, vie et œuvre, Dakar, 1979, 67 pages ;

 

KESTELOOT (Lilyan), Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala, 2001, 386, pages, spéc pages 48-51 ;

FALL (Mar), Le destin des Noirs en France ; discrimination, assimilation, repli communautaire, Paris, l’Harmattan, 2005, 154 pages, spéc pages 55-57 ;

 

SAME KOLLE (Samuel) Naissance et paradoxe du discours anthropologique africain, Paris, l’Harmattan, 2007, 256 pages, spéc pages 62 et 65-66 ;

 

DEVITTE (Philippe), Les mouvements nègres en France : 1919 – 1949, Paris, préface Juliette BESSIS, Paris, l’Harmattan, 406 pages, spéc pages 109-110 ;

 

THIAM (Iba Der), L’évolution politique et syndicale du Sénégal colonial de 1840 à 1939, Paris, Thèse d’Etat, Sorbonne, 1983, 9 volumes 5179 pages, spéc. Tome VII.

 

Provence historique, revue trimestrielle, 1975, n°XXV, pages 70-72.

 

Source: baamadou.over-blog.fr

 

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