Ne pouvant satisfaire les nombreuses demandes d’achat du numéro 206 {juin 1988} dont la cover était consacrée à l’article «L’apartheid est-il maure » de Stephen Smith – ce numéro étant épuisé – nous publions les principaux passages de ce reportage. Les lecteurs pourront ainsi juger s’ il s’agit d’un exemple de «colportage de rumeurs et de calomnies contre la Mauritanie», ainsi que vient de l’affirmer M. Mohamed Ould Hâv, directeur des relations extérieures du Ministère de l’Information à Nouakchott.
Rien ne semble davantage démentir l’idée d’une quelconque discrimination raciale en Mauritanie que les scènes de rue qui s’offrent au regard de l’étranger, de passage dans la capitale Nouakchott. Noyé dans ce melting-pot de toutes tes graduations entre Noir et Blanc, on a fait vite d’oublier l’opposition, pourtant invoquée à tout bout de champ, entre Maures blancs ou Beydanes d’un côté et les Noirs, de l’autre. Si celle distinction fournit à la limite, des «idéal-types » chers à la sociologie weberienne, elle ne donne, en revanche pas de repères utiles pour la société réelle. D’autant que «la» société mauritanienne se complique à l’infini : du côté des Beydanes, par la rivalité des tribus et le fossé qui sépare par exemple le Maure du fleuve, héritiers de l’émirat du Trarza, du nomade des grandes tentes, fils du vent. Du côté des Noirs aussi, par l’éventail des « Négro africains » d’origine Peul, Wolof ou soninké. Sans même parler des Haratines, les esclaves affranchis. Ces derniers sont arabophones tout comme leurs anciens maîtres auxquels d’un point de vue culturel, ils ressemblent à telle enseigne qu’on les nomme aussi couramment les «Maures noirs».
«Et si tu tombais amoureux d’une fille beydane, tu essayerais de vivre avec elle, malgré tout .». Las de chercher la société mauritanienne dans un miroir brisé, on en revient à des questions simples. «Jamais !».La réponse est tout aussi simple et ne fait l’ombre d’un doute pour une dizaine d’étudiants mauritaniens réunis, au hasard des contacts dans une chambre d’hôtel à Dakar. Pas forcement très politisés, ils sont tous « negro-africains» et décrivent exemples à l’appui, des formes insidieuses de discrimination raciale, telle qu’elle affleure dans la vie quotidienne : Les chauffeurs de taxis en maraude qui s’arrangent pour ne prendre des passagers que d’une seule communauté – la leur – ; les sorties d’école où la même ségrégation de fait s’établit tout aussi «naturellement» entre enfants beydanes et noirs qui au propre comme au figuré, serrent les rangs chacun de son côte.
Aux uns et aux autres, c’est évidemment le croque-mitaine «Noir» qui fait peur, tandis que le parler-vrai s’accompagne de l’exclamation : «Parole de Maure » – comme si les autres mentaient. Puis, les insultes, le mépris aux guichets et dans les files d’attente.
Enfin, selon ces étudiants noirs, les dés son pipés dans les divers concours de recrutement, dans la fonction publique, les entreprises privées et l’armée où la tête du client importe infiniment plus que son contenu. «Faux», s’insurge un dignitaire du régime, «le seul critère pour le recrutement, c’est la compétence des candidats, Ou voulez-vous qu’on distribue désormais les postes de responsabilité comme des prébendes sur la base de quotas raciaux ? ».
Certainement pas, même si, à autant de bonne conscience, on peut rappeler que le boycottage, en 1979 de la séance inaugurale du Conseil national constitutif par les 17 Nègro-africains désignés à siéger à côté de leurs 87 collègues maures, ne s’explique sans doute pas exclusivement par «l’ambition débridée» que l’on prêle si volontiers aux contestataires noirs. De même ; plus près de nous, on peut se demander pourquoi, en 1988, l’accès à la formation des officiers se fait à peu près dans des proportions égales entre Maures blancs et Négro-mauritaniens, alors que les années précédentes, les Beydanes représentaient 80 % des candidats. Chez les Noirs, la faculté pour le métier des armes se serait-elle révélée subitement, par mutation génétique ? ou n’est-ce pas parce que le Colonel Minnih, l’actuel chef de l’armée et ancien ministre des Affaires étrangères, est l’un des rares à joindre le geste la parole, «il existe un problème de cohabitation entre les communautés en Mauritanie. Le nier serait ridicule. Et il est également vrai que des injustices ont été commises dans le passé. Mais, tout cela est révolu ou en train d’être surmonté, alors que les agitateurs des FLAM veulent mettre le pays à feu et à sang. Depuis son arrivée au pouvoir en décembre 1984, Ould Taya a beaucoup fait pour l’unité nationale, mais il faut lui laisser le temps de redresser la situation. Avec la démocratie comme perspective, il y parviendra ». L’homme du sérail qui défend ainsi l’action du quatrième chef militaire que la Mauritanie a connu depuis le renversement du régime civil en 1979, plaide inlassablement pour le dialogue intercommunautaire.
Cependant, il doit reconnaître que «les vrais démocrates se trouvent plus que jamais entre le marteau et l’enclume». Ils risquent, à tout moment, d’être écrasés dans un nouvel affrontement «chauvins arabes»» et «nationalistes étroits du Flam ». Or, aujourd’hui comme hier, le plus grand danger pour la Mauritanie émane des milieux «chauvins»» au sein même du pouvoir.
Pour les extrémistes Baasistes et Nassériens, la moindre concession à la communauté noire constitue une « insulte à l’arabité » qu’il dut laver à tout prix. A force de persister dans l’erreur, elle risque d’être lavée au prix du sang.
« Existe-t-il oui ou non du racisme en Mauritanie ? » Personne n’échappe, à un moment ou un autre, à cette question. Or, comment ne pas y répondre par l’affirmative tant il est vrai que dans des situations-clé de la vie sociale en Mauritanie, la couleur de la peau fait pencher la balance….
Pour le meilleur ou pour le pire, la Mauritanie n’aura pas le temps de surmonter son passé par l’oubli. Dans les années à venir, la « ruée vers l’or vert» va décupler les tensions intercommunautaires. Apres l’achèvement des barrages, les terres désormais irrigables dans la vallée du fleuve Sénégal représentent un enjeu stratégique dans un pays d’ores et déjà recouvert à 85 % du paysage lunaire fait de schiste argileux et de sable blanc, comme neige. L’octroi des crédits agricoles et la distribution des périmètres aménagés reproduiront-ils «l’hégémonie beydane» sur les terres ancestrales historiques ?
Peut-on ignorer que dans la cosmogonie d’Afrique Noire, la terre représente autant une valeur spirituelle qu’économique ? La «mise en valeur» du fleuve Sénégal risque d’aboutir à un dramatique malentendu, dans la mesure où l’attribution des terres à «ceux qui ont les moyens de les exploiter» est certes. parfaitement légitime d’un point de vue économique, mais heurte de front les populations noires autochtones. Issus de cette terre, les «Négro-Mauritaniens » considèrent la vallée du fleuve Sénégal comme le berceau de leur civilisation, menacée par les Maures blancs. Des terrains dûment enregistrés au cadastre avant d’être vendus et délimités se voient ainsi débomés par des villageois en colère.*
Tous les éléments sont désormais réunis pour exacerber un discours racial qui oppose des «Négro-mauritaniens» aux «Maures blancs», des «autochtones» aux «allogènes». «L’espace vital » à la «terre natale»… dans un pays où se sont succédées les vagues d’envahisseurs et où se sont brassées les cultures depuis des siècles et des siècles. Boudée par l’histoire aussi, coloniale et mise à mal par la nature, la Mauritanie, pays complexe s’il en est, risque de se perdre, corps et âme, dans la simplification raciale.
Stephen SMITH
AFRICA INTERNATIONAL N, 218 – JUILLET/AOUT 1989