Chaque jour qui passe, les conflits deviennent plus fréquents et violents entre agro-pasteurs waalfuugi et propriétaires bidan de dromadaires. Personne n’ose porter plainte de peur de subir les foudres des administrations civile et militaire locales dont les agents bidan se solidarisent avec cet animal pour des raisons socio-économiques  et culturelles et aussi, dans le contexte de la Question Nationale, à cause de cette compétition ethnique pour le contrôle économique des terres de la vallée.

Le dromadaire concurrence beaucoup les bovins, les ovins et les caprins pour les pâturages. Pour éviter l’affrontement, certaines communes du Sud vont jusqu’à réclamer à leurs jumelles françaises de l’aide à installer des clôtures électriques de protection de leurs champs. Mais gare aux plus petites égratignures occasionnées sur le dromadaire. Sur une simple plainte du berger, l’agriculteur soupçonné d’être le propriétaire du champ où l’animal a été égratigné est immédiatement arrêté par des éléments de la Garde nationale. Avant qu’il ne soit conduit à la préfecture, il subit toutes sortes d’humiliations devant les siens. Une façon de décourager toute velléité de protestations et de révolte. Car il faut rappeler à ces « sales » Kwar que la vie d’un dromadaire a plus de valeur que toutes les vies des Noirs.

Heureusement qu’on trouve de plus en plus de personnes qui refusent de se soumettre à ce diktat pour  résister contre ce programme de destruction progressive.

C’est ce qui est arrivé au début du mois de mars à quatre agriculteurs du village de Fimmbo, dans le département de Magaama (province du Damnga, au Fuuta Tooro).

Tout a commencé avec l’histoire d’un dromadaire trouvé mort dans le champ de Hammadi Jam JAH (62 ans). Le propriétaire  bidan l’accusa d’avoir tué son animal. Bien qu’il ait protesté de son innocence, Hammadi Jam JAH fut arrêté par des éléments de la Garde sur ordre du Préfet (2) et conduit à Kayhaydi (province du Boosoya, au Fuuta Tooro) capitale de la région administrative du Gorgol. Il a été relaxé, en attendant une décision de justice. Cependant, le juge a décidé qu’il doit se présenter chaque semaine à Kayhaydi pour justifier de sa présence sur le territoire. Chaque semaine, il parcourt donc, à ses frais, une distance de près de 40 km qui sépare Fimmbo de Kayhaydi.

Les trois autres, Daawda Malal GISE (la trentaine), Idi Njaay (la trentaine) et Demmba  BAH (72 ans) sont accusés, quant à eux, d’avoir frappé le berger d’un troupeau de dromadaires qui avait fait pénétrer son bétail dans leur champ. Depuis le début de la saison des cultures du waalo de cette année les propriétaires ne cessent de se plaindre auprès des autorités administratives du département de Magaama contre les abus des propriétaires des dromadaires. Tout bétail trouvé dans un champ est parqué dans une fourrière de fortune, en attendant de retrouver son propriétaire contre lequel plainte est déjà portée à la préfecture. Mais, celle-ci fait toujours libérer le bétail. Par deux fois, les trois Fimmbonaabe  trouvèrent du bétail dans leurs champs. Par deux fois ils placèrent le bétail incriminé à la fourrière de fortune. Par deux fois les propriétaires réussissaient à  faire libérer leurs troupeaux sur ordre de la préfecture. La troisième fois, ils se firent justice eux-mêmes. Daawda Malal GISE bastonna un  berger qui avait fait entrer son troupeau dans son champ. Le propriétaire du bétail porta plainte auprès de la préfecture de Magaama qui fit arrêter les trois.

Comme d’habitude, ils furent humiliés au moment de leur arrestation avant d’être conduits à Magaama. Ils furent transférés ensuite à Kayhaydi. A la gendarmerie de cette ville, Daawda Malal GISE reconnut être le seul auteur de la bastonnade. Idi NJAAY nia avoir frappé le berger. Il fut reconnu coupable, malgré les témoignages des deux autres en faveur de son innocence. Demmba BAH qui avait séparé le berger et Daawda Malal fut quant à lui libéré.

Daawda Malal GISE et Idi NJAAY ont été jugés le lundi 16 avril 2001 au tribunal de Kayhaydi et  condamnés à payer chacun une amende de 8000 ouguiyas pour avoir bastonné un berger qui avait laissé son troupeau de dromadaires en divagation dans le champ du premier.

Et les dégâts occasionnés par les dromadaires ? Et le berger coupable d’avoir introduit son bétail dans le champ de Daawda Malal GISE ? Il a été innocenté. L’administration a donc respecté sa logique. Dans cette République Islamique de Mauritanie on ne condamne pas un propriétaire bidan et son troupeau de dromadaires pour avoir endommagé les cultures d’un agriculteur kowri (Nègre) ?

Cette politique favorable au dromadaire est appliquée depuis l’époque du régime de Moktar Ould Daddah. Elle fut poursuivie encore plus sous celui du Colonel Mohamed Khouna Ould Haydallah qui possédait lui-même son propre troupeau de dromadaires, puis à fond par l’actuel dirigeant de Nouakchott. En juin 1981, une mission de la SO.NA.DE.R (Société Nationale du Développement Rural) dans le département de Teekaan (province du Dimat, au Fuuta Tooro) dont je faisais partie fut témoin de scènes insoutenables. La mission enregistra plusieurs plaintes d’agriculteurs traumatisés par les dégâts de leurs cultures et les agressions intempestives et impunies des propriétaires des dromadaires protégés par une administration régionale bidanisée. Certains voulaient même abandonner leurs travaux champêtres. Chaque année, à la veille des travaux  préparatifs pour les cultures du jeeri  (cultures sous pluviales) et du waalo (cultures de décrue du fleuve Sénégal), les mêmes questions reviennent. Faut-il cultiver ou non ? Pourquoi cultiver alors qu’on a la certitude qu’une bonne partie des cultures sera détruite par les dromadaires ? Comment peut-on ne pas cultiver dés lors que les populations ne survivent que grâce à leurs cultures ? Cette situation provoque souvent des conséquences psychologiques assez graves chez les populations agro-pastorales de la vallée du Sénégal (3) .

Les conflits entre éleveurs et agriculteurs sont une réalité aussi vieille que la domestication des animaux. Ce type de relations n’est donc pas exclusif à la Mauritanie. On entend parler de temps en temps de ce genre de conflits dans les pays de non droit. Car dans les pays de droit, il existe une réglementation qui régit ces rapports en protégeant les cultures tout en garantissant au bétail des couloirs de parcours et des zones de pâturages. Ce n’est pas le cas en Mauritanie, car l’Etat s’identifie aux intérêts d’une partie de l’ethnie arabo-berbère (les Bîdhân) au détriment  des Waalfuugi.  Tant pis pour qui cela ennuierait, je citerai encore une fois  ces propos de Julius Nyerere : « (…) Mais l’unité ne peut se fonder que sur l’assentiment des peuples en cause. Les peuples doivent sentir que l’Etat ou l’Union sont leur et accepter que leurs querelles se situent dans ce contexte. A partir du moment où une importante fraction du peuple cesse de croire que l’Etat est le sien, que le gouvernement n’est plus à son service, l’unité n’est plus viable. (…) Nous croyons que l’unité est vitale pour l’Afrique. Encore faut-il qu’il s’agisse d’une unité au service du peuple et d’une unité librement voulue par le peuple » (4)

Tous les pays du Sahel connaissent donc ce problème. Dans la vallée du Sénégal, il existe de fortes traditions d’une association entre l’agriculture et le pastoralisme. Malgré les difficultés qui se posent aux populations agro-pastorales dans la gestion des cultures et du bétail (bovins, ovins, caprins, assins), la sagesse et la communauté d’intérêts ont imposé la mise sur pied d’un code de conduite auquel tout le monde a fini par se soumettre. Rappelons que l’agriculteur est souvent aussi un éleveur. Le bétail participe à l’activité agricole. Au Fuuta Tooro, les Aynaabe qui ne possèdent pas de terrains de culture forment avec les agriculteurs une association, le nyaayngal. Durant l’intersaison , et surtout après les récoltes, les troupeaux en pâturage sont maintenus sur les terres de culture qu’ils enrichissent de leurs déjections. Cette association permet ainsi des échanges des produits d’élevage (bétail, des laitages – lait frais ou caillé, huile, beurre) contre des produits agricoles (céréales notamment).

Dans la vallée, l’association entre l’élevage et l’agriculture est donc une tradition séculaire. Les uns et les autres sont obligés de respecter les règles établies par souci de stabilité sociale et aussi par intérêts économiques.

Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est le refus par l’élément étranger à la vallée de respecter toute règle de base visant à gérer pacifiquement les intérêts des uns et des autres. Nous avons à faire à une société (les Bidan) qui pratique un comportement qui découle  de sa tradition pillarde, de non droit, la culture de fitina : pour tout bien qu’il cherche à posséder, il use de violences sous toutes ses formes militaires (pillages) et politiques (avec des instruments administratifs et juridiques). C’est ainsi qu’il conçoit les rapports normatifs avec les autres. Il ne conçoit un rapport d’échanges pacifiques et féconds (normatifs pour nous) que s’il est en situation de faiblesse militaire et politique.

Il faut observer les mutations de ses comportements selon qu’il se trouve en Mauritanie (pays dans lequel il impose sa loi, pour le moment) ou au Sénégal, au Mali, en Côte d’Ivoire ou ailleurs dans le reste du monde. Il suffit qu’il traverse la frontière avec les autres pays pour qu’il subisse une mutation psychologique qui le transforme en citoyen obligé de respecter les lois, car il sait que la logique bîdhân n’a plus sa prise. Un dicton pulaar dit bien : Capaato anndi tan ko sawru (C’est seulement avec le bâton sous-entendu la violence sous toutes ses formes qu’il respecte l’autre, et qu’il devient respectueux des règles établies pour une cohabitation pacifique).

Ce n’est pas pour rien que les Banu Hilal ont été transposés en Haute Egypte puis vers l’Afrique du Nord- Ouest en 1050  par le Khalif des Fatimides Al Mustançir. Leurs descendants et assimilés n’arrivent pas à se départir de ces traditions ancestrales de violence et de non droit. Il  faut apprendre à évoluer de manière positive avec le monde

Du point de vue des relations traditionnelles entre les Waalfuugi et les Bidan marquées particulièrement par la violence, Daawda Malal GISE  s’est comporté normalement, bien que sachant qu’il allait en subir toute sorte de conséquence, même s’il pouvait y perdre sa vie. Ce sont ces «relations de violence » qui conditionnent encore aujourd’hui nos rapports. A entendre parler des exactions et des agressions de la part des agents des administrations militaire et civile des militaires, des destructions impunies des cultures, des confiscations des terres de culture, des assassinats crapuleux, des pillages par des gardes, des militaires et des gendarmes dans les villages, on se croirait projeté un siècle plus bas. On a l’impression que le temps ne bouge pas. Pour mettre fin à ces pillages, même à l’administration coloniale il fallut user de sa force militaire. Comme si toute cette période était une parenthèse, voilà que nous revenons à nos premiers rapports.

L’histoire nous enseigne que nous n’avons jamais réussi à enlever le poids de l’insécurité sans recourir aux armes. Une réalité que ne pourront guère contester les démagogues qui continuent à nous enfoncer dans la boue de la pourriture politique pendant que l’autre partie renforce sa position.

Notes:

1 Voir l’article du journal LE FLAMBEAU. Bulletin trimestriel n°19. Janvier-février-mars 2000. p.10.

2 Il faut rappeler que sur l’ensemble de la Vallée du Sénégal, le commandement administratif (gouverneurs et adjoints, préfets, sous-préfets et chefs d’arrondissement) , comme les commandements militaires (Armée, Garde Nationale et Gendarmerie ) et des Forces de Sécurité sont contrôlées exclusivement par des Bidan et des Hratin Ce programme fut appliqué à partir du régime de Moktar Ould Daddah qui avait initié cette politique d’arabisation de l’administration territoriale mauritanienne et de bidanisation des commandements de tous les appareils administratifs et militaires des pays du bassin du fleuve Sénégal limitrophes des républiques du Sénégal (Waalo Barak, Fuuta Tooro et Gidimaxa) et du Mali (Gidimaxa). Ce politique ne date donc pas d’aujourd’hui.

3  Dans son texte du 26 mars 2001 intitulé «A Maghama, Dieu exhorte les dromadaires à dévaster les champs, mais ne les tue pas »  (forum de discussion flamnet@egroups.fr), Monsieur Demba Dickel décrit l’atmosphère très lourde dans laquelle le dromadaire a installé les populations waalfuugi, en donnant l’exemple des habitants du Damnga. Certains agro-pasteurs, en cherchant à défendre leurs cultures, y perdent même leurs vies. Les destructions agricoles causées par les dromadaires ont aussi des conséquences psychologiques de plus en plus importantes sur les populations waalfuugi.

4 « Pourquoi nous avons reconnu le Biafra ? » par Julius Nyerere. Jeune Afrique. Il y a 20 ans. N° 383. Semaine du 12 mai 1968 in J.A. n° 1427. 11 mai 1988.

Ibrahima Abou SALL

Jeudi, le 3 mai 2001