Pour une génération de Mauritaniens, le nom de Bal Mohamed El Bechir-décédé samedi 24 février-comme celui des 18 autres signataires, reste associé à la signature du Manifeste dit des 19, publié en 1966.Tout fondateur qu’il fut, cet acte ne saurait résumer la vie publique du défunt. Pour lui, comme pour les autres signataires, il y a eu un « après ». « Passé » le Manifeste, la vie de ceux qui en furent les protagonistes évolua au gré de leurs parcours individuels et de leurs destins personnels. De manière générale, les uns et les autres se remirent tout naturellement à servir leur pays.
Le signataire du « Manifeste ».
Bal Mohamed El Bechir était né en 1937. Il appartenait à la génération des cadres de la Mauritanie des lendemains de l’indépendance et donc à l’élite politico-administrative du nouvel Etat. Ce statut explique, au moins en partie, sa participation à la fameuse liste. Il est fréquent en effet que l’élite, s’extrayant de son confort immédiat, aiguillonne des bouleversements de l’ordre social. L’examen, même furtif, des profils des signataires du Manifeste suffit pour acter leur appartenance à cette catégorie de la population.
Cela étant, l’auteur de ces lignes n’entend livrer ici ni analyse sociologique ni exégèse du Manifeste. D’autres, mieux au fait du sujet, y ont pourvu, y compris dans vos colonnes. De plus, les circonstances rendraient l’exercice décalé. Quelques mots suffiront donc.
Parcourir le Manifeste suffit à réaliser que sa portée débordait le champ de la « querelle linguistique » selon la formule consacrée. De même, elle dépassait le cercle des 19 signataires du texte. Qu’une loi sur l’obligation de l’enseignement de l’arabe dans le secondaire en ait été le prétexte n’est pas douteux. Ce détonateur a été surtout une opportunité. Il a permis aux auteurs du texte de décrypter la nature de l’Etat telle qu’ils la percevaient, de dresser un constat, d’exposer les conditions, à leurs yeux, d’une coexistence communautaire durable, de définir la place et la représentation des différentes composantes du pays au sein d’un cadre respectueux de la pluralité des identités. Que, par suite, le contexte conflictuel ait pu accoucher, par-delà le Manifeste, de débordements est indéniable. Il y eut aussi des outrances et des raccourcis. Le fameux « Ils sont contre l’arabe » en est un. Cette accusation dont les auteurs du Manifeste ont été affublés semble contredite par leur dénonciation du pourcentage étriqué (10%) d’enseignants noirs arabisants au regard du pourcentage global des enseignants en arabe. Idem du faible nombre d’étudiants noirs au sein de l’Institut d’études islamiques de Boutilimit (5%) dispensant tout naturellement des enseignements en arabe.
Plus de 50 ans ont passé. Il est à souhaiter qu’avec la distance, l’on ait à présent du Manifeste, sinon une lecture, du moins une interprétation plus apaisée afin d’en faire ce qu’il devrait représenter désormais : une balise. Il serait également souhaitable que l’on crédite ses rédacteurs (dont la plupart ne sont plus de ce monde) d’avoir été des vigies perspicaces et précoces. Vœu pieux ? Possible. Il n’est pas interdit de préférer l’optimisme au cynisme. La vigilance et la lucidité, quant à elles, restent de mise. La réalité de notre pays et son passé récent commandent plus que jamais l’une et l’autre.
« Aucune de nos communautés ne devra assujettir l’autre » écrivait un des signataires du Manifeste. Ce dénominateur commun, pas si petit que cela, et sur lequel toutes les personnes raisonnables devraient s’accorder, pourrait être une boussole.
Un serviteur de l’Etat.
Malgré le Manifeste, Bal Mohamed el Bechir relèverait de la catégorie des « techniques » plutôt que de celle des « politiques ». Administrateur civil, Contrôleur d’Etat, Directeur de la tutelle régionale à la Présidence de la République…Gouverneur de région, il a occupé des fonctions davantage d’expertise que partisanes. On ne lui connaissait d’ailleurs aucune appartenance partisane. Pas même à l’englobant PPM malgré des missions exercées au sein de la présidence de la République. Présidence dont l’occupant de l’époque était également Secrétaire Général du Parti du Peuple mauritanien.
De tous les témoignages intervenus depuis son décès, il en est un, banal en apparence, qui caractérise par-dessus tout l’homme. « Lorsqu’il était gouverneur à Kiffa, il rejetait tous les cadeaux qu’on lui offrait ». Retraité de la fonction publique, il avait choisi de vivre loin des tumultes de la vie publique et de ses tentations en tous genres. Outre ses vrais amis, il avait aussi pour amis les journaux. Et la presse de manière générale. Non acteur par choix, il pouvait être un commentateur averti de l’actualité. En réalité, l’âge mis à part, sa vie de retraité ne dépareillait pas de celle du haut fonctionnaire qu’il fut. Fuyant depuis toujours le clinquant et le confort matériel que son statut aurait pu lui procurer, il n’a dû manquer de rien pour la simple raison qu’il a toujours su se passer de ce qui, à ses yeux, tenait du superflu. Autant dire de beaucoup de choses. Il cultivait à l’extrême la discrétion et l’humilité au point qu’à l’annonce de son décès, d’autres noms furent livrés à la place du sien suite à des confusions malencontreuses.
Je m’autoriserai, pour conclure, une intrusion personnelle. Des proches aimaient à moquer gentiment l’extrême modestie du personnage. Ils ne comprenaient tout simplement pas qu’on détienne une parcelle de pouvoir sans en exhiber les signes extérieurs. En cela, ils ressemblaient, me semble-t-il, à la moyenne de nos compatriotes. Nous avons du mal à imaginer le pouvoir sans ses attributs. En réalité, ces proches étaient admiratifs. Ils admiraient la conception que ce grand serviteur de l’Etat se faisait de ses fonctions. Cette ligne de conduite, faite de distanciation, a fait qu’il a vécu et qu’il est mort en honnête homme.
Puisse cet hommage contribuer, au-delà de sa dimension personnelle, à se remémorer tous ces « commis de l’Etat » qui, à l’aube de l’indépendance, ont porté une administration balbutiante à mille lieues des facilités qu’offrent aujourd’hui les PC dernier cri et internet. Le temps faisant son œuvre, ils sont peu nombreux à être encore parmi nous. J’ai le sentiment que nous ne les avons pas assez célébrés. Pour différentes raisons, eux-mêmes ne se sont pas racontés. Ou si peu. Pas plus qu’ils n’ont conté leur parcours autant qu’ils auraient dû. On s’en aperçoit cruellement lorsque l’un d’entre eux tire sa révérence. Ils nous doivent si peu. Nous leur devons tant.
Tijane BAL