Introduction

Dans mon intervention de ce soir, je me situerai à la fois sur deux champs distincts:

  • celui de l’acteur, de la victime qui témoigne sur les conditions de détention vécues avec des amis pour le seul motif d’avoir revendiqué un droit qui, si en France est devenu évident, naturel, reste encore à conquérir en Mauritanie: C’est le droit de vivre son identité dans toutes ses expressions politique, culturelle et socio- économique.

  • La Mauritanie est un pays multiculturel et biracial. Une richesse humaine que les gouvernants de ce pays n’ont jamais su exploiter. Si cette réalité est officiellement reconnue, la pratique en est tout autre. L’Etat contrôlé par une ethnie arabo-berbere a établi un système de privilèges politico-administratifs et économiques et de hiérarchies culturelles entre les ethnies négro-africaines et arabo-berbere. C’est ce que nous appelons le Systeme raciste mauritanien;

  • le second champ est celui de l’Historien qui cherche à connaître et à analyser les fondements idéologiques et socio-historiques de la crise identitaire à l’état endémique dans laquelle s’est installée la Mauritanie ; une crise identitaire appelée dans ce pays la « Question nationale » et dont les enjeux peuvent faire éclater son espace politico-administratif.

Le 4 septembre 1986 débute une série d’arrestations d’intellectuels et de cadres sooninko, haal pulareebe et wolof (communément Négro-Mauritaniens) qui avaient publié en avril 1986 un document de 55 pages intitulé: « Le Manifeste du Négro-mauritanien opprimé. De la question raciale à la lutte de libération nationale. 1966-1986 », dans lequel ils dénonçaient la politique de discrimination raciale et culturelle, d’exclusion ethnique dont les Noirs font l’objet depuis l’indépendance de la Mauritanie en 1960.

(Lire l’appel du Manifeste).

« (…) L’avenir de la Communauté Noire en Mauritanie dépendra de la solution qu’elle donnera elle-même à cette situation. Elle ne devra compter que sur sa propre volonté de mettre fin à l’oppression du Systeme Beydane. Nous pensons que la clef du problème pour les Noirs et pour l’avenir de la Mauritanie toute entière réside fondamentalement dans la destruction du Systeme Beydane et de l’instauration d’un système politique juste, égalitaire auquel s’identifieront toutes les composantes actuelles du pays.

Pour cela, il faudrait que tous les véritables nationalistes mauritaniens (Noirs et Arabo-berbères), épris de paix, de justice et soucieux de voir instaurer une Unité Nationale véritable, acceptent de s’unir afin que tous ensembles combattent pour la suppression de ce système raciste, chauvin, aussi pernicieux que l’Apartheid. Car cela est possible. Il faudrait que le Négro-mauritanien comprenne qu’il ne doit pas s’insurger contre le Beydane en soi, mais contre l’appareil d’Etat arabo-berbère raciste et oppresseur, afin que Blancs et Noirs puissent enfin dialoguer à égalité, se battre ensemble pour des lendemains plus certains.

Que le chauvinisme et l’hégémonie du monde arabe ne viennent pas aggraver nos contradictions, en épaulant une communauté raciale, la leur, contre une autre (les Noirs). Si tous les Mauritaniens sont musulmans, ils ne sont pas tous arabes, autant que les Kabyles, les Perses, les Turcs ou les Kurdes.

Les problèmes mauritaniens doivent être posés par des Mauritaniens, discutés entre Mauritaniens et solutionnés par les Mauritaniens eux-mêmes. Notre amour pour ce pays nous commande à inviter toutes nos nationalités à un dialogue des races et des cultures, dans lequel nous nous dirons la Vérité pour guérir nos maux.

Il faut que nous traduisions dans la réalité nos appels au Salut National et au Redressement de notre pays, au lieu de dépenser toutes nos ressources et toutes nos potentialités humaines dans des querelles raciales et culturelles dont les principaux bénéficiaires ne seraient certainement pas les Mauritaniens »
Avril 1986

Pour avoir produit ce document, 33 personnes furent condamnées à des peines allant de 6 mois et 5 ans de prison ferme. Ceux qui avaient des peines comprises entre 4 et 5 années furent condamnés aussi chacun à 10 ans de perte de droits civiques, d’interdiction de circulation sur l’ensemble du territoire mauritanien, sauf dans leurs régions d’origine.

Avant d’entrer dans les explications et pour mieux faire comprendre la situation de la Mauritanie, je vais d’abord présenter brièvement le pays

Présentation de la Mauritanie

La Mauritanie est une République Islamique (réaffirmée par l’article 1er de sa dernière Constitution du 12 juillet 1991) indépendante depuis le 28 novembre 1960. Sa capitale politique est Nouakchott. Avec une superficie de 1.090 000 Km2, le pays est situé dans la partie nord-ouest de l’Afrique, entre les zones sahéliennes dans le sud et le sud-est, saharienne dans le reste du pays. A l’Ouest, sur la façade atlantique, il s’étend du Cap Blanc à l’embouchure du Sénégal. Il est limité au Nord-Ouest par le Sahara Occidental, au Nord-Est par l’Algérie, à l’Est et au sud-est par le Mali, au sud et au sud-ouest par le Sénégal avec lequel elle est séparée par le fleuve du même nom.

Economie

Economie traditionnelle agro-pastorale:

 

  • cultures céréalières de décrue dans les bassins du fleuve Sénégal et de ses affluents, cultures sous-pluviale et phéniculture dans les oasis, riziculture traditionnelle et dite moderne avec l’introduction de l’agro-busness.

  • élevage: ovins, caprins, assins (sédentaires et pasteurs), camelins, caprins et assins (nomades maures). Economie de type moderne:
  • riziculture toujours dans le bassin du Sénégal
  • Ce sont ses richesses halieutiques et minières (fer et cuivre) qui lui permettent de développer une économie de type moderne.

Malgré ces richesses d’ailleurs non maîtrisées, le pays reste un des plus pauvres du monde avec un PNB per capita inférieur à 300 dollars.

 

Populations

Sa population est estimée entre 2.300.000 et 2.500.000 habitants. L’espace politico-administratif actuel de la Mauritanie est un assemblage de morceaux hétéroclites de territoires qui appartenaient à des Etats ethniques et pays précoloniaux conquis par la puissance coloniale française. C’est pourquoi on retrouve de part et d’autre de ses frontières les mêmes groupes de populations éclatées entre ses pays voisins.

Ainsi, sur sa frontière du sud elle partage ses populations Sooninke, wolof et Fulbe ou Haal pulareebe avec la République du Sénégal. Sur celles du sud-est, elle partage ses populations Sooninke, Fulbe et Bamana avec le Sénégal et le Mali. Sur ses autres frontières, elle partage ses populations appelées Arabo-berbere ou Maures (regroupant les Bidan et les Hratin) avec le Mali (Est), l’Algérie (Nord-Est) et le Sahara occidental (Nord-Ouest).

Toutes les ethnies qui composent ce pays sont de religion musulmane, mais l’Islam n’a jamais été un facteur d’unité pour les populations dont les identités ethnico-raciales priment sur la religion. Ceci est tellement vrai qu’il existe même des mosquées fréquentées exclusivement par des Waalfuugi et d’autres par des Arabo-berbere, même s’il y a des mosquées officielles.

L’arabe est la langue officielle (article 6 de la Constitution du 12 juillet 1991). Les langues africaines (bambara, sooninke, pulaar et wolof) théoriquement reconnues par la Constitution du 12 juillet 1991 (article 6) sont marginalisées par le Systeme Raciste Mauritanien dans le cadre de sa politique d’arabisation et de négation systématique des cultures non arabes.

Le contexte colonial (1899-1960).

La question de l’identité dans le discours politique en Mauritanie est quelque chose de relativement ancien. On peut même dire qu’elle naquit avec la colonie. En effet, dès sa création théorique (par décision du conseil interministérielle du 29 décembre 1899), et avant même la conquête militaire du Trab el Bidan (1902-1933) les coloniaux français avaient introduit déjà le débat sur les identités ethnique et raciale de leur future colonie. On parlait de créer un « (…) espace unitaire maure » et de créer une colonie (la Mauritanie) dont les principes de fondements devaient reposer sur des « (…) facteurs de l’unité naturelle maures et sahariens » .

Les débats identitaires commencent réellement à partir de 1958, avec la sortie dans la presse des colonies et dans celle de Paris de déclarations à caractères racistes et exclusivistes de leaders arabo-berbere.

Dans son numéro 334 du 21-27 avril 1958, un hebdomadaire de Dakar (Sénégal) « Echos d’Afrique noire » publie un article intitulé: « Les Maures veulent se rallier au Maroc parce qu’ils ne veulent pas être commandés par des Noirs ». Deux mois plus tard, dans le quotidien français, Le Monde du 29- 30 juin, le vice-président du conseil du gouvernement de la colonie de Mauritanie, et futur président de la première république, Moktar Wul Daddah déclare: « Si nous devions choisir entre une fédération maghrébine et une fédération d’AOF, nos préférences nous porteraient vers le Maghreb ».

Face aux prises de position exclusivistes de cette personnalité qui prétendait vouloir construire l’unité de la Mauritanie, un conseiller territorial du Sénégal répond dans le même journal: « (…) Si les Maures ne veulent pas accepter le jeu normal de la démocratie qui postule la loi du nombre ou que,.(…) [s’] il leur coûte beaucoup trop d’être dirigés par des Noirs, le problème qui se pose à notre conscience nous Africains, nous Sénégalais, nous riverains du Fleuve, c’est celui du retour des Noirs de la Mauritanie actuelle dans la Fédération d’Afrique Noire, parmi leurs frères Nègres »

Durant la période coloniale, il faut préciser que le débat sur la question identitaire était rendu encore plus compliqué par les prises de position politique et idéologique de l’autorité coloniale elle-même.

Comparés aux Bidan, les Noirs étaient considérés inférieurs culturellement. L’administration coloniale avait la certitude qu’il y avait chez ces derniers un « vide culturel » qu’il fallait combler. Alors elle se crut dans le devoir de créer pour eux des écoles destinées à « (…) donner satisfaction aux légitimes aspirations des populations noires à la culture française » . Tandis que chez les arabo-berbère, le même gouverneur avait écrit « (…) il faut tenir compte du fait qu’il existe une civilisation musulmane fortement poussée que, partout nous respectons et favorisons » .

C’est pourquoi, à la différence des Noirs « (…) l’enseignement chez les Maures doit être avant tout un moyen d’action politique. (..)[pour](…) former dans d’excellentes conditions et sans porter ombrage à l’esprit d’indépendance de nos administrés (…) » .Le Lieutenant gouverneur de Mauritanie par intérim, Beyries, a écrit lui aussi dans son rapport politique annuel de 1938 que l’enseignement constituait par ailleurs un moyen « (…) de doter la nouvelle génération d’une culture arabe que leurs parents n’avaient pas » . Cette politique de l’enseignement fut renforcée dès 1954 par la publication de l’arrêté n°139 du 24 mai 1954 du Gouverneur de la Mauritanie rendant l’enseignement de l’arabe obligatoire sur l’ensemble du territoire

Un des successeurs de Beyries, Christian Laigret, quant à lui, avait trouvé normal que cette colonie (qu’il assimilait à une seule ethnie) se tienne, après les élections de juin 1946, « (…) à l’écart de toute réforme et de toute propagande. [car], (…) la circonscription électorale unique Sénégal/Mauritanie avait déçu les Maures, peu satisfaits de voir « un Noir représenter un pays de Blancs »  » .

Evidemment, les chefferies guerrière et Zwaya finirent par être convaincues par cette thèse coloniale qui affirmait l’appartenance de la Mauritanie à une ethnie, la leur, les Bidan, et la primauté de ceux-ci sur les Noirs, quelles que soient leurs appartenances ethnique et culturelle (Bamana, Fulbe, Wolof, Hratin, Sooninko).

La volonté de confier la direction du pays à des dirigeants politiques bidan, la conviction acquise par ces derniers que la Mauritanie était une « colonie ethnique maure », l’argumentation classique de groupes d’influence permanents issus des administrations civile et militaire de la colonie qui luttèrent pour que celle-ci ne soit pas annexée au Sénégal pour des raisons de non-rentabilité, et selon laquelle il fallait tenir compte du  » refus et de la crainte des Maures d’être dominés par des Noirs » , les prises de position des Noirs, tout ceci constituait un ensemble de facteurs psychologiques peu favorables à une stabilité sociale et politique. C’est dans ce contexte de culture politique ethnico-raciste que la colonie de Mauritanie accéda à l’indépendance le 28 novembre 1960:

L’idéologie du Systeme Raciste Mauritanien sous le régime de la Première République (1960-1978).

La Mauritanie connaît dès 1962 les premières manifestations de ses crises cycliques liées au grave différend qui continue d’opposer les deux blocs ethniques. Il y avait d’un côté les partisans de la suprématie ethnique avec une arabisation intégrale dans l’enseignement, et progressivement dans tout le système politico-administratif et économique (politique de monopole et d’exclusion) et de l’autre la classe intellectuelle noire, et tout ce qu’elle drainait derrière elle comme sociétés civile et militaire frustrées par la tendance à une monopolisation de l’Etat et de l’économie par l’ethnie bidan. Le renforcement de la politique d’arabisation par l’éducation, perçue comme un moyen d’organiser l’hégémonie de la nationalité arabo- berbere, joua le rôle de catalyseur dans les crises raciales et ethniques cycliques qui opposent les deux parties depuis 1960.

Les premiers affrontements ethniques qui secouèrent le pays eurent lieu en février 1966, suite à la promulgation des lois 65.025 et 65.026 du 30 janvier 1965 renforçant le caractère obligatoire de la langue arabe dans les enseignements du primaire et du secondaire. Du point de vue des Noirs non-arabes, ces lois visaient un triple objectif:

  • le contrôle de l’éducation pour consolider la domination de la culture arabe ;
  • le contrôle de l’administration pour justifier le caractère arabe du pays,
  • le contrôle de l’économie par le moyen des instruments de la politique, de l’administration et de l’éducation.

Malgré les graves conflits raciaux de février 1966 qui avaient fait plusieurs morts, malgré la menace de l’éclatement du pays le premier régime du Systeme Raciste Mauritanien dirigé par Moktar Wul Daddah continua systématiquement, entre cette date et juillet 1978 (date de son renversement par des militaires), sa politique d’arabisation et d’ethnicisation de l’Etat mauritanien:

  • 1966: bilinguisme (arabe, français), officialisation de l’arabe (Congrès du PPM le 18 juillet 1966 « Non, en Mauritanie, il n’y a ni de Noirs ni de Blancs que pour les sociologues et ethnologues. Il ne saurait être question de bâtir une nation sur des pourcentages aussi fluctuants qu’absurdes ».
  • 1971: Le National Chauvinisme Bidan (NCB) bénéficie évidemment du régime en place qui assimile publiquement l’Homo Mauritanicus au Bidan. Moktar Wul Daddah dans un discours à l’occasion du congrès du parti unique, le Parti du Peuple Mauritanien (PPM) déclare: « L’arabisation est un objectif à long terme (…). Après l’institution d’un bilinguisme qui n’est qu’une simple transition, la réhabilitation de la langue et de la culture arabes sera la renaissance de nos valeurs nationales (…) »
  • 1973: On parle alors de «re-personnalisation de l’Homme Mauritanien ». Dans le processus de l’affirmation de cette «re-personnalisation», une troisième réforme est appliquée en 1973 qui fait de « (…) l’arabe la langue de ciment (…) »de la Mauritanie pour renforcer la construction de l' »unité nationale » dont les fondements seraient la culture arabo-islamique. Cette réforme reconnaît tout court les langues négro-africaines, mais celles-ci doivent être transcrites en caractères arabes.

A ces arguments, les nationalistes noirs répondent que les aspirations de l’unité culturelle du monde arabe sont très légitimes. Il en est de même des aspirations de l’unité des cultures bamana, pulaar, wolof, et sooninke étendues sur de vastes aires géographiques de l’Afrique de l’Ouest, du Centre et de l’Est. Ces langues étant déjà transcrites, on ne voit pas la raison pour laquelle on doit les retranscrire encore avec d’autres caractères pour les isoler du reste de leurs aires culturelles respectives propres , et dont les communautés vivant en Mauritanie ne représentent que d’infimes minorités. L’unité de leurs aires culturelles respectives est plus importante pour eux que l’unité culturelle du monde arabe qui n’est pas leur préoccupation.

Cette politique d’arabisation par le canal de l’éducation a beaucoup bénéficié du soutien (bourses, formations, assistance technique) de tous les pays arabes, particulièrement: Tunisie (Bourguiba), Egypte (sous Nasser), Syrie (Hafez el Assad), Algérie (équipe Boumédienne-Boutléfika), Palestine (Yasser Arafat-OLP), Libye (Kaddafi), Koweït, Qatar, l’Arabie-Saoudite, Maroc (Hassan II) Irak (depuis que le Parti Baas irakien est dirigé par Saddam Hussein). Depuis que le Royaume du Maroc a reconnu la Mauritanie en tant que pays indépendant en 1969 (ce qui a permis son admission à la Ligue Arabe en 1970 et une plus grande légitimité internationale que lui contestait jusqu’à présent le royaume chérifien) ce pays s’est donné une orientation plus maghrébine et panarabiste, réalisant ainsi les revendications formulées par Moktar Wul Daddah en juin 1958. Nous sommes extrêmement méfiants vis-à- vis des pays arabes. Nous vivons le racisme arabe dans notre propre pays, le pays de nos ancêtres. Cette politique bénéficie d’un large soutien des pays arabes.

Même après l’indépendance de la Mauritanie, la France elle- aussi, a maintenu sans aucune ambiguïté la même politique pro arabo-berbere qui remonte à l’époque coloniale: maintien du statu quo politique (c’est-à-dire qu’elle ne doit être dirigée que par la classe politique arabo- berbere), et culturel (soutien au bilinguisme français, arabe et hostilité contre les langues négro-africaines parlées dans le pays: bamana, pulaar, sooninke et wolof). D’ailleurs cette hostilité contre le développement des langues trouve sa justification et son application dans des institutions comme la Francophonie. Dans ce cadre, l’ambassade de France et son centre culturel à Nouakchott entretiennent une politique très agressive vis-à-vis des langues africaines.

Cette politique ne s’arrête pas seulement à la question de l’éducation. Elle englobe aussi tous les autres aspects de la vie d’une société humaine. Pour justifier sa politique, on invente une idéologie d’assimilation sur des fondements historiques manipulés. Cette idéologie apparaît nettement à partir des années 1965, 1966 et 1967 qui correspondent aux années de retour de nombreux étudiants Bidan des pays arabes, notamment d’Egypte, d’Irak, de Syrie. Ils appartenaient aux courants idéologiques nassériens, bassistes (d’obédience syrienne surtout) et Frères Musulmans. La construction de l’argumentation historique lie intimement l’espace (la Mauritanie assimilée au Trab el Bidan), le « pays des Blancs ») à l’ethnie (arabo-berbere) et la race (« blanche ») d’où la résurgence de la thèse développée à l’époque coloniale: Faire de la Mauritanie un « espace unitaire maure ».

Du point de cette construction idéologique qui est devenue une idéologie d’Etat, la rive droite du fleuve Sénégal fait partie intégrante de « l’espace arabe » qui aurait été occupée par des populations non arabes à la faveur de la colonisation française, d’où la thèse de la « Terra nullis » qui veut que ce territoire qui forme aujourd’hui la Mauritanie était vide de peuplement humain avant l’arrivée des Arabes Beni Hassan à la fin du XVIème siècle

. Dans son numéro 129 du mois d’avril 1969, le mensuel Watan el Arabi développait des théories sur la pureté raciale de l' »espace mauritanien » dans lequel ne doit vivre que l' »homo mauritanicus » identifié à l’Arabe. Des photos de Bidan (hommes « blancs ») et de Bidaniya (femmes « blanches ») sont produites dans ce numéro avec des légendes précisant que ces hommes et ces femmes « blancs » représentaient l' »authentique » population de la Mauritanie à vocation « arabo-musulmane ». Toujours dans le même numéro, sont publiées des photos de pirogues remplies de Noirs traversant le fleuve. On lance alors un appel pour que ce morceau de la « patrie arabe » (Watan al Arabi), la Mauritanie, sauvegarde sa « pureté arabe » face à cette « al ihtilal al zounji » (« invasion noire »). La Mauritanie est alors assimilée à la Palestine, d’où l’appellation de « seconde Palestine » qu’on lui donne. Les Bidan sont désignés par cette idéologie sous le vocable « de Palestiniens » et les Noirs non-Arabes vivant dans le pays de « Juifs » qu’il faut refouler sur la rive sénégalaise.

Il faut préciser que la circulation d’une rive à l’autre du fleuve Sénégal est une chose normale car, malgré l’existence de cette frontière artificielle créée entre les anciennes colonies du Sénégal et de la Mauritanie par le décret du 25 février 1905, ce fleuve n’a jamais été une frontière pour les populations autochtones vivant sur des pays à cheval sur les deux rives, encore moins un élément de rupture.

Le Sénégal et son bassin forment une entité géographique qui ont permis à leurs habitants d’élaborer au fil des siècles une socio-économie fondée sur une l’agriculture, l’élevage et la pêche. La création de cette frontière artificielle au milieu d’une unité géographique homogène a favorisé un dysfonctionnement de ce mode d’organisation socio-économique. Ces activités au quotidien d’une rive à l’autre que l’on montre dans des photos et qui durent depuis des siècles, donc bien avant l’arrivée des Européens en Afrique, sont donc assimilées aujourd’hui par une idéologie à une invasion de la Mauritanie par des populations noires.

Cette thèse a justifié la politique de dépossession des terres de décrue du fleuve Sénégal et de dépopulation d’une large partie de ses habitants de la rive mauritanienne au cours de campagnes de répressions, de massacres et d’expulsions entre 1986 et 1990. La prise du pouvoir politique par les militaires en juillet 1978 favorise une mise en place progressive d’un dispositif d’application de cette politique d’épuration ethnique. La conjonction de trois facteurs favorables se présente entre 1979 et 1983 donne l’occasion d’appliquer une prétendue réforme foncière.

  • La sécheresse et ses conséquences ;
  • la politique d’investissements dans l’agriculture irriguée rentière par la nouvelle bourgeoisie politico- administrative et militaire arabo-berbere (Jean-Christophe Mitterand);
  • Esclavage (abolition par l’ordonnance n°81 234 du 9 novembre 1981).

Ces trois facteurs justifie donc la promulgation de l’ordonnance n°83 127 du 5 juin 1983 portant réorganisation foncière et domaniale qui permet de légaliser des confiscations de terres des Noirs. Cette politique est facilitée par les résultats d’une réforme de l’administration territoriale entièrement arabisée instaurée depuis le régime de Moktar Ould Daddah et dont le commandement (gouverneurs et adjoints, préfets et sous- préfets, chefs d’arrondissement) dans les quatre régions du fleuve est exclusivement réservé à des administrateurs arabo-berbere.

Les confiscations des terres se font sous la protection de la Garde Nationale, de l’armée et du Corps de la police qui répriment les populations spoliées qui se révoltent. Sans parler des destructions importantes que provoquent les dromadaires sur les cultures de la vallée. Les propriétaires restent impunis parce que seulement arabes. Les conséquences économiques et psychologiques sont incommensurables pour ces populations appauvries par la sécheresse et victimes de la politique de dépossessions de leurs terres.

Sur la base de ces constats et des conclusions des analyses socio-politiques auxquelles ils étaient parvenus que des groupuscules politiques négro-mauritaniens décidèrent de fusionner pour mieux combattre le Systeme Raciste Mauritanien.

Il fut crée alors un mouvement dénommé « Forces de Libération Africaines de Mauritanie » (FLAM) en mars 1983 dont les objectifs étaient de détruire par tous les moyens en internationalisant la « Question nationale » qui selon ce mouvement, par sa nature politico-idéologique et économique dépassait les frontières politiques et administratives de ce pays.

Ce mouvement publia en avril 1986 un document intitulé « Le Manifeste du Négro-mauritanien opprimé (…..) » dans lequel il faisait l’état des lieux. J’ai lu plus haut la conclusion de ce document. Cette diffusion donna le prétexte au Système Raciste Mauritanien pour déclencher les campagnes de répression qui sévissent jusqu’à ce jour.

  • arrestation des dirigeants du mouvement en août 1986
  • arrestations de militaires en octobre 1987 à la suite d’un prétendu coup d’Etat militaire. Trois exécutions, 23 condamnés entre 5 ans et la perpétuité, près d’un millier de militaires noirs chassés de l’armée après avoir subi toutes formes de tortures et d’humiliations .
  • massacres et déportations de Noirs entre avril et décembre 1989. Parlant de ces déportations lors d’un discours prononcé à Atar en 1991, Wul Taya avait comparé la Mauritanie à un arbre dont il fallait secouer de temps en temps les branches pour se débarrasser des feuilles mortes. Evidemment, les feuilles mortes, ce sont les Noirs déportés ;
  • arrestations, tortures de milliers de militaires noirs dont 512 furent assassinés. Jusqu’à ce jour, leurs corps ne sont pas rendus à leurs familles.

Cette répression sélective vise particulièrement l’ethnie des Fulbe considérée comme l’ethnie locomotive de la lutte contre le Systeme Raciste Mauritanien: une stratégie pour la consommation internationale, et pour diviser (intérieur). Désormais ce système s’est installé dans une logique de répression qui trouvait sa légitimité dans la logique de l’adversité, de l’antinomie: Noirs (Kwar)/Blancs (B•ƒæn), Arabes/non:Arabes, Maghrébins/Africains (discours du début des années 1980), Musulmans/Juifs (tortures, verset expulsant les juifs de la Mecque et de Médine par Mohamed).

Désormais la Mauritanie est divisée en deux espaces: espace de la « légitimité imposée » (Bidan), et espace de non droit et de non-humanité (Noirs). Tout Mauritanien est obligatoirement dans l’un ou l’autre. La neutralité est intolérable.

C’est ce même régime toujours pour le même système qui gouverne ce pays. Les Noirs continuent à vivre dans le statu quo:

  • consolidation de l’hégémonie d’une ethnie au nom de l’arabité de la Mauritanie,
  • refus de reconnaître les déportés comme Mauritaniens. On nie avoir déporté des Mauritaniens,
  • politique de harcèlements psychologiques et sociaux qui conduit à l’exil, particulièrement des jeunes dont parle d’ailleurs le FLAMBEAU (n° 20, juillet-août-septembre 2000). Un phénomène nouveau que nous observons: l’exil forcé des jeunes filles et femmes. Les cellules familiales sont très perturbées en ce moment. Il n’est pas exclu qu’il ait des conséquences démographiques négatives importantes d’ici quelques années.
  • épuration nationale sous une autre forme: recensement de novembre -décembre 1998. Des régions entières habitées par des Noirs non arabes.

C’est dans ce contexte, et après le référendum du 12 juillet 1991 pour la nouvelle Constitution qui reconnaît le droit au multipartisme qu’on voit appliquer une prétendue démocratie à la mauritanienne à laquelle adhèrent certains intellectuels noirs opportunistes. Car, comment peut-on parler de démocratie alors qu’une partie de la population noire est physiquement niée, alors qu’à l’autre on lui dit qu’elle n’a droit à aucune reconnaissance de son identité, en somme, elle ne peut être considérée citoyenne comme la partie arabo-berbere. Si certaines ou certains d’entre vous visitent trouvent l’occasion de visiter la vallée inférieure du fleuve Sénégal, elles ou ils verront, depuis Dagana (République du Sénégal) jusqu’à Kaay (République du Mali), les camps de déportations ignorés par le monde entier, alors que le même territoire sénégalais, d’autres réfugiés bénéficient d’une assistance du HCR.

Les perspectives

 

J’avoue qu’elles ne sont pas bonnes à cause des contradictions d’intérêts antagonistes entre les deux composantes ethnico-culturelles du pays. Ces contradictions sont encore compliquées par le rôle de la communauté hratin. Piégé lui-même par sa politique chauvine, le Systeme Raciste Mauritanien, au nom de la défense des intérêts politico- économiques et identitaires a fini par transformer involontairement la communauté des Hratin-Abid en arbitre du destin politique de la Mauritanie.

Dans tous les cas, des changements sont nécessaires pour modifier la configuration socio-politique actuelle. Soit le Système est détruit (comme a été supprimé le régime de l’Apartheid) dans l’intérêt de la paix sociale et politique des pays de la sous-région, soit le pays va s’installer dans une guerre civile endémique qui entraînera inévitablement, à cause des jeux des alliances ethniques, le Sahara occidental, le Mali et le Sénégal.

Je terminerai cette intervention assez longue, je l’avoue, par ce passage d’une interview qui fut accordée en 1968 par l’ancien président de Tanzanie, feu Julius Nyerere (1964- 1985) sur la guerre civile du Biafra au Nigéria (1967-1970) et sur l’unité des pays africains: « (…) Mais, l’unité ne peut se fonder que sur l’assentiment des peuples en cause. Les peuples doivent sentir que l’Etat ou l’Union sont leurs et accepter que leurs querelles se situent dans ce contexte. A partir du moment où une importante fraction du peuple cesse de croire que l’Etat est le sien, que le gouvernement n’est plus à son service, l’unité n’est plus viable. (…) Nous croyons que l’unité est vitale pour l’Afrique. Encore faut-il qu’il s’agisse d’une unité au service du peuple et d’une unité librement voulue par le peuple »

Je vous remercie
Ibrahima Abou Sall

Conférence donnée à Bruxelles
Samedi 28 avril 2001 : 17 h 30 mn

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