Par Bénédicte Lutaud – publié le 27/02/2017
Nelson Mandela aurait eu 100 ans le 18 juillet. Si son éducation chrétienne a fortement inspiré son combat politique, les idéaux philosophiques de Madiba sont également empreints de ses racines africaines.
«Apôtre de la désobéissance civile », « prophète », « homme de paix » : c’est en ces termes que le monde entier rend hommage à Nelson Mandela, symbole de la lutte contre l’apartheid, lors de sa mort, le 5 décembre 2013, à l’âge de 95 ans. Pourtant, « Madiba* » disait de lui qu’il n’était « ni un saint ni un prophète ». Il regrettait qu’on le présente comme « une sorte de demi-dieu » et préférait se décrire en « homme comme les autres, un pécheur qui essaie de s’améliorer ».
«Pécheur.» Le mot ne trahit-il pas une influence chrétienne ? D’où lui vient cette humilité ? Après avoir été emprisonné pendant 27 ans, comment a-t-il réussi à pardonner à ses persécuteurs ? Nelson Mandela aimait peu parler de sa foi. Par pudeur, sans doute, mais aussi par conviction. «Toujours faire de la religion une affaire privée, réservée à soi. N’encombre pas les autres avec ta religion et autres croyances personnelles», recommande-t-il à sa fille, dans une lettre du 21 décembre 1978 envoyée depuis la prison de Robben Island.Il se méfie également de la religion érigée en idéologie : « La religion, et notamment la croyance en l’existence d’un Être suprême, a toujours été un sujet de controverse qui déchire les nations, et même les familles, explique-t-il à Deborah Opitz, en 1988. Il vaut toujours mieux considérer la relation entre un individu et son Dieu comme une affaire strictement personnelle, une question de foi et non de logique. Nul n’a le droit de prescrire aux autres ce qu’ils doivent croire ou non ». Tout au long de sa vie, il adoptera cette attitude de réserve, et d’autant plus une fois élu président de l’Afrique du Sud. Dans un entretien à L’Express en 1995, il répond, laconique, au journaliste qui l’interroge sur le rôle de sa foi chrétienne dans sa lutte contre l’apartheid : « La relation entre un homme et son Dieu est un sujet extrêmement privé, qui ne regarde pas les mass media. » Pourtant, si l’on sait lire entre les lignes au fil de ses biographies, de ses écrits et confidences, c’est une évidence : Nelson Mandela était un homme de foi. Foi en l’homme, en l’universel, mais aussi en un certain nombre de valeurs, issues d’un double héritage : son éducation chrétienne et ses racines africaines, imprégnées de la philosophie humaniste « ubuntu » (voir ci-dessous).
Un chrétien discret
Nelson Mandela a été baptisé dans une église méthodiste et formé dans les écoles wesleysienne (Église séparée de l’Église méthodiste en 1875). À Fort Hare, l’une de ces institutions, il a été membre d’une organisation étudiante chrétienne. Le dimanche, il donne des cours de Bible. Pendant son séjour en prison, il assiste « encore à tous les services de l’Église », écrit-il en 1977, et « apprécie certains sermons ». En 1993, il revient sur cette période dans sa correspondance avec l’ancien militant anti-apartheid Ahmed Kathrada : « Partager le sacrement (de l’Eucharistie) qui fait partie de la tradition de mon Église était important à mes yeux. Cela me procurait l’apaisement et le calme intérieur. En sortant des services, j’étais un homme neuf. » Il ajoute : «Je n’ai jamais abandonné mes croyances chrétiennes.» Cette relation intime au christianisme va clairement inspirer ses idéaux et son combat politique. Entre 1992 et 1994, Mandela disait : « La bonne nouvelle de notre Messie, c’est qu’il n’a pas choisi ce pays unique ou cette langue unique, mais toute l’humanité. Notre Messie est né dans une étable, comme un outsider, un rejeté […]. » En outre, il se montre particulièrement reconnaissant envers l’engagement de l’Église dans la lutte contre la ségrégation raciale : « Les organisations religieuses ont joué un rôle fondamental pour montrer ce qu’était réellement l’apartheid : une imposture et une hérésie. » Mais c’est son amitié avec l’archevêque du Cap, Desmond Tutu, qui est sans doute la plus intéressante. À la fois prêtre, diplomate et activiste politique, Desmond Tutu prônait une « théologie de la réconciliation ». C’est avec lui que Nelson Mandela met en place la Commission Vérité et Réconciliation en 1995. Elle proposait l’amnistie aux auteurs d’exactions pendant l’apartheid, à condition qu’ils révèlent la vérité concernant leurs méfaits, et si le crime commis avait une motivation politique. « L’Église, avec son message de pardon, a un rôle important à jouer dans la réconciliation nationale », souligne d’ailleurs Mandela en 1999.
humain grâce aux autres hommes
La spiritualité de Nelson Mandela ne peut, toutefois, se lire qu’à travers le seul prisme du christianisme. Une autre sagesse a considérablement inspiré son combat politique : la philosophie ubuntu. Synonyme de solidarité humaine et de fraternité, elle signifie : « J’existe parce que nous existons. » (voir encadré) C’est à partir de cette notion que le leader sud-africain fonde sa vision d’une humanité qui évolue vers une société multiraciale et démocratique. « L’esprit de l’ubuntu – cette idée très africaine que nous ne sommes humains que grâce à l’humanité d’autrui, dit-il le 11 juillet 1997, lors d’une conférence au centre d’études islamiques d’Oxford, a contribué fortement à notre désir universel d’un monde meilleur. Ce n’est pas “moi” tout seul qui peux “me” découvrir “moi-même” mais c’est bien “nous ensemble” qui pouvons apprendre à connaître et à apprécier respectueusement “les autres” et “nous-même” ». En Afrique, cette philosophie est très connue. Elle est même reprise explicitement dans la Constitution sud-africaine. Au Rwanda, c’est autour de ce concept que le processus de réconciliation s’est construit, après le génocide entre Hutus et Tutsis. Et en Afrique du Sud, c’est aussi au nom de l’ubuntu que Desmond Tutu et Nelson Mandela mettent en place la Commission Vérité et Réconciliation.
Une sagesse universelle
Enracinée aussi bien dans la philosophie ubuntu que dans le christianisme, la spiritualité de Mandela se transforme peu à peu en une sagesse plus universelle. Très tôt, sa rencontre avec le marxisme, note le journaliste Laurent Larcher dans La Croix (6 décembre 2013), lui ouvre un nouvel horizon : « Nous qui avons grandi dans des maisons religieuses et qui avons étudié dans les écoles missionnaires, nous avons fait l’expérience d’un profond conflit spirituel quand […] nous nous sommes rendu compte que, parmi ceux qui traitaient notre foi d’opium, il y avait des penseurs dont l’intégrité et l’amour pour les hommes ne faisaient pas de doute », écrit-il en 1977 à Fatima Meer, militante contre l’apartheid. Dès cette période, il s’émancipe de l’appartenance à une seule religion, pour laisser la place à un questionnement plus personnel, embrassant différentes sagesses : « J’ai bien sûr été baptisé à l’Église wesleysienne […]. Je lui reste fidèle, mais mes conceptions ont eu tendance à s’élargir et à être bienveillantes envers l’unité religieuse », confie-t-il en 1977. La même année, il fait cet aveu : « J’ai mes propres croyances quant à l’existence ou non d’un Être suprême. » En 1994, il montre encore ce même détachement : « Je ne suis pas particulièrement religieux ou spirituel. Disons que je m’intéresse à toutes les tentatives qui sont faites pour découvrir le sens de la vie. » Nelson Mandela puise son inspiration à différentes sources. Grand admirateur de Martin Luther King et de Gandhi, il les cite régulièrement pour mieux défendre la non-violence active et la responsabilité morale à se détourner de lois injustes. Il s’intéresse aussi à Laurien Ntezimana, théologien laïc du Rwanda, qui, après le génocide de 1994, prit l’initiative de créer un centre pour la paix et la réconciliation. Nelson Mandela en est convaincu : si la foi relève du privé, les religions ont un rôle à jouer dans la société. En 1997, il leur donne cette véritable « bénédiction » : « Nous avons besoin que les institutions religieuses continuent d’être la conscience de la société, le gardien de la morale et des intérêts des faibles et des opprimés. Nous avons besoin que les organisations religieuses participent à la société civile mobilisée pour la justice et la protection des droits de l’homme ».
(*) Nom du clan de l’ethnie Xhosa dont il est issu.
En quelques dates
18 juillet 1918 | Naissance dans le Transkei (province du Cap-Oriental) en Afrique du Sud.
1944 | Membre du Congrès national africain (ANC) depuis 1943, il cofonde la Ligue des jeunesses de l’ANC avec Oliver Tambo et Walter Sisulu.
1964 | Jugé pour sabotage et complot visant à renverser le régime, il est condamné à la réclusion à perpétué au bagne de Robben Island.
1990 | Libéré de prison par le président Frederik De Klerk, après 27 ans de réclusion. Il a 72 ans.
1994 | Devient le premier président noir d’Afrique du Sud.
1993 | Reçoit le prix Nobel de la Paix avec Frederik De Klerk.
5 décembre 2013 | Meurt à son domicile de Johannesburg à l’âge de 95 ans.
La philosophie ubuntu
L’ubuntu est une philosophie humaniste africaine proche des notions de solidarité humaine et de dépendance mutuelle. Si le talent et la valeur de chaque individu sont reconnus, ils doivent servir l’intérêt commun. Le mot provient des langues bantoues africaines. Ubu signifie « ce qui enveloppe, l’unité », « être ». Ntu renvoie à l’action de développer, de devenir. Ubuntu se traduit par : « Je suis ce que je suis grâce à ce que nous sommes tous. »
ANECDOTE
À sa naissance, le père de Mandela lui donne le nom de Rolihlahla : « Celui par qui les problèmes arrivent ». C’est son institutrice qui lui donnera le prénom de Nelson.
À lire
Nelson Mandela, une vision spirituelle Willy Schaeken (Fidélité, 2016)
Pensées pour moi-même Nelson Mandela (Points, 2012)
Conversation avec moi-même Nelson Mandela (La Martinière, 2010)
© Bruno Bressolin pour Le Monde des Religions