Le  revers et l’envers

Nous voulons livrer, ici, une revue et un aperçu des rapports entre Discriminations et Réforme foncière en Mauritanie tels que nous les percevons, à travers notre lecture des textes et des événements relatifs à la problématique du foncier en Mauritanie.

Cette revue est intéressante et d’actualité à bien des égards et surtout au regard d’un événement récent : l’adoption du projet de loi portant dissolution de l’Agence Nationale et d’Appui et d’Insertion pour les Réfugiés (ANAIR) faisant suite au communiqué du conseil des ministres du 21 mars 2013. Cette décision est dénoncée par l’union nationale des Rapatriés mauritaniens du Sénégal (UNRMS) estimant que la dissolution de l’ANAIR, par les autorités mauritaniennes, intervient alors qu’une réponse n’a pas été apportée à la question des terres spoliées, à l’indemnisation des éleveurs, au passif humanitaire faisant allusion aux crimes de sang, toutes choses relatives aux violations graves et massives des droits de l’homme dont sont victimes de façon générale les noirs mauritaniens, leurs ayants-droits et plus particulièrement des soldats de l’armée mauritanienne, les rapatriés du Sénégal et nombre de déportés mauritaniens vivant encore au Sénégal et au Mali. Ce règne de l’impunité est toujours dénoncé par le Forum National Des Organisations Nationales des Droits de l’Homme en Mauritanie (FONADH) et par d’autres associations qu’elles soient politiques à l’instar des Forces de libération africaine de Mauritanie (Flam) ou de défense des droits de l’homme,  dont l’objectif est, entre autres , la lutte contre l’esclavage qui prévaut dans le pays. A l’avant-garde de ces dénonciations, on peut citer encore d’autres associations comme : l’Association d’aide aux veuves et orphelins de militaires mauritaniens (Avomm) ; l’Organisation contre les violations des droits humains (Ocvidh) ; S.O.S esclaves Mauritanie ; Touche Pas A Ma Nationalité qui se battent pour le respect des droits civiques et civils des noirs mauritaniens. Il faut souligner, en passant, qu’en Mauritanie, à l’instar de la Côte d’Ivoire, la problématique du foncier est, dans certains cas, inséparable de la problématique de la nationalité. On peut la réduire à cette formule : vous n’êtes pas mauritaniens, vous n’avez pas droit à la terre ; rentrez chez vous au Sénégal ou au Mali ! Telle est la logique sommaire qui a sous-tendu, en avril 1989, les programmes d’expulsions massives de noirs mauritaniens originaires de la vallée du fleuve Sénégal, la confiscation de leurs terres agricoles et l’occupation de leurs villages.

Stratagèmes

Avant de mettre en lumière cette stratégie d’accaparement illégale des terres de culture qui prévaut en république islamique de Mauritanie, il faut insister sur le fait que les victimes des discriminations dans le domaine du foncier en Mauritanie sont essentiellement les négro-mauritaniens vivant au pays et ceux qui ont été les victimes, en 1989, des déportations massives dans les pays voisins au Mali et au Sénégal, par le fait de leurs propres autorités. Il s’agit, en somme, de milliers de paysans et d’éleveurs de la Vallée du fleuve qui ont été illégalement privés de leurs terres de culture, leurs pâturages traditionnels et leur bétail. Ce sont donc des violations graves des droits fondamentaux de l’homme en raison de leur ampleur et de leur caractère raciste, donc discriminatoire. Les populations serviles les plus démunies du pays et les moins éduquées et les moins instruites, à savoir les harratines- regroupant les esclaves noirs réels ou affranchis rattachés à tord ou à raison à la féodalité « blanche» arabo-berbère- subissent, eux aussi, les effets néfastes de cette discrimination dans le domaine du foncier, en tant que faire-valoir de cette dite féodalité qui tire profit d’une main-d’œuvre malléable et corvéable à merci et qu’on utilise pour occuper les terres confisquées de leurs frères noirs. Ce qui apparait ici comme une discrimination dans le domaine foncier a, en Mauritanie, des soubassements juridiques et un caractère raciste indéniables. Derrière l’usage du droit foncier mauritanien ne se profile ni plus ni moins qu’une stratégie d’accaparement illégale de propriétés foncières appartenant au domaine privé et une exploitation éhontée des populations serviles que dénoncent périodiquement et vigoureusement les associations de lutte contre l’esclavage en Mauritanie.

En effet, il est vrai que la réforme foncière et domaniale mauritanienne de 1983 stipule en son article1 que « la terre appartient à la nation et tout mauritanien sans discrimination d’aucune sorte, peut, en se conformant à la loi, en devenir propriétaire pour partie ». Dans son principe, cette loi proscrit toute discrimination, mais en examinant de près la teneur de quelques articles essentiels de cette ordonnance no 83.127 constituée de 29 articles et en les confrontant à la réalité sur le terrain, force est de reconnaître qu’elle ne vise qu’à exproprier les Noirs mauritaniens de leurs terres. A cet égard, on peut penser que l’intervention de l’Etat est à ce propos prééminent en ce qu’il introduit dans cette réforme foncière une nouveauté à savoir la privatisation. Pour ce faire on invoque la charia’a (loi islamique). Ainsi l’article2 « reconnaît et garantit la propriété foncière privée, qui doit, conformément à la charia’a, contribuer au développement économique et social du pays ». La référence ici à la charia’a renvoie à « l’indiras » en tant que loi islamique qui a influencé le régime foncier mauritanien. Dans le cadre de cette loi « les droits privés sont généralement établis au bout de dix ans d’occupation continue et d’utilisation agraire. Les propriétaires ne cultivant leurs propres terres sont obligés de les faire travailler par d ‘autres au risque de voir leur titre de propriété expiré ». A travers la notion de « continuité » et « d’utilisation », on comprend bien en quel sens « l’indiras » a inspiré l’article 9 stipulant que « les terres mortes sont propriétés de l’Etat. Les terres n’ayant jamais été mises en valeur ou celles dont les actions de mise en valeur n’ont laissées aucune trace sont considérées comme mortes ». En raison de l’impossibilité matérielle pour les Noirs mauritaniens de mettre leurs terres en valeur, celles-ci ont été déclarées mortes et deviennent de fait propriété de l’Etat. Les raisons invoquées par les Noirs pour justifier cette incapacité sont : la sécheresse et les crises économiques successives qui les empêchent de cultiver, les refus des banques de leur accorder des prêts ; l’omission par les textes de certaines cultures traditionnelles dépendantes des pluies annuelles (cf. étude réalisée par le Secrétariat du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest-Marie Trémolière et Donata Gnisci- Une vie transfrontalière en pointillé : les réfugiés mauritaniens de la vallée du fleuve Sénégal-2004). Dans ce contexte, seuls les maures qui détiennent la quasi-totalité du secteur économique privé, sont en mesure de mettre ces terres en Valeur. A propos de cette mainmise sur le secteur privé, Philippe Marchesin dans sa thèse sur la Mauritanie écrit : « la première remarque qui s’impose est l’accaparement presque total du secteur économique privé par les maures » (cf. Philippe Marchesin-Pouvoir, Tribus, Ethnie en Mauritanie- Karthala 199.-p274) qui détiennent l’ensemble des entreprises que compte ce secteur. D’ailleurs, selon Marchesin, l’essentiel de ces entreprises sont entre les mains d’un nombre infime de tribus maures Au calvaire des Noirs, il faut ajouter que les Maures sont les bénéficiaires exclusifs des crédits accordés par les banques.

Par ailleurs, le plus surprenant par rapport à cette question foncière, est qu’une fois la confiscation opérée, il n y a plus de possibilité de recours en appel comme le stipule l’article7 de cette réforme foncière. Ce qui est une profonde atteinte aux droits civiques des noirs mauritaniens propriétaires de la plupart des terres qui tombent dans le domaine de l’Etat. C’est ainsi qu’une fois ces terres confisquées, elles sont attribuées à des maures. Dans un texte de témoignage sur les événements de 1989, Monsieur Amadou Sada Ly un ancien administrateur mauritanien déporté dénonce les procédures d’attribution de ces terres. Il commente : « lorsqu’un maure a besoin d’un terrain de culture, il cherche lui-même le lieu qui lui convient et avise par la suite l’autorité locale compétente en l’occurrence le gouverneur de la région et dépose une demande de concession (imprimés disponibles à la gouvernance) au vu de laquelle on précise le nombre d’hectares à attribuer à l’intéressé. Le dossier est ensuite annexé à la copie de la carte d’identité du requerrant qui est transmis aux ministères des finances avec ampliation au ministère de l’intérieur. Aussitôt après on procède au retrait de l’affichage, formule par laquelle on fait comprendre au public que la demande en question n’est pas opposable au tiers et par conséquent attribué à un untel… le négro-africain lui suit la même procédure mais au moment du retrait de l’affichage, il y a toujours une entrave et le dossier se retrouve entre les mains du tribunal dirigé pour la plupart par un maure…il finit par être relégué aux oubliettes purement et simplement. Devant ce constat il ne saura plus à quel saint se vouer. Son terrain qui constitue en général une propriété ancestrale lui est exproprié par la force de la loi ». Selon Amadou Sada ly, ces expropriations sous le couvert de l’ordonnance 83-127 du 5/6/83 et son décret d’application 19/1/84 visait à faire rentrer les industriels maures du nord dans l’agrobusiness rendu possible par la construction des barrages de Diama et de Manantali situés à 23 km et 1200 km respectivement de l’embouchure du fleuve Sénégal et permettant l’irrigation d’une superficie totale de 375.000 hectares sur les trois pays (Mali, Mauritanie, Sénégal). C’est dans la perspective des profits possibles que pourraient engendrer l’après barrage que, selon Amadou Ly, les autorités mauritaniennes « conseillèrent les maures du nord à se constituer en une personne morale, c’est-à-dire en groupements précooperatifs agricoles pour cultiver les terres collectivement et avoir des prêts bancaires plus importants par rapport à une demande pour une personne physique.»

Désétatisation : la non distinction entre le domaine public et privé

Revenons à l’article 9, pour montrer en quoi elle se fonde sur une injustice. Il y est précisé que « l’extinction du droit de propriété par « Indirass » est applicable aussi bien au propriétaire initial qu’à ses ayants droits, cependant ne s’applique pas aux meubles immatriculés». Il est clair, à notre avis, que cet article 9 ignore royalement que les terres de la vallée auxquelles il va s’appliquer restent « toujours la propriété d’une collectivité et n’est jamais la propriété d’un individu », selon un chercheur de l’Institut de recherche pour le développement (IRD, organisme français), Olivier Leservoisier qui dans ce contexte cite Boutelier et Schimtz, dans un texte intitulé, Enjeux fonciers et frontaliers en Mauritanie. Il rappelle à cette occasion trois types de relation à la terre qui avait cours dans la vallée du fleuve Sénégal. Tout d’abord, celle des propriétaires terriens cultivant leurs champs qu’ils détiennent en tant que membres d’un lignage. Ensuite, celle de ceux qui détiennent le droit de culture sur des terres reçues d’un lignage maitre du territoire et qui deviennent ainsi détenteurs de terres en payant des redevances et ne pouvant être dépossédés de leur droit. Enfin cette relation à la terre de ceux qui n’ayant aucun de ces droits et qui louent des terres aux catégories susmentionnées en échange de redevance. Il s’agit des catégories serviles.

Ce qu’il faut souligner à cette étape de notre revue des mécanismes et stratégie d’accaparement des terres de la vallée au nom du droit, c’est leur caractère pervers qui consiste à recourir à l’introduction des droits collectifs dont on veut fait apparaitre le caractère égalitaire en faveur des catégories serviles, pour tenter de masquer ce qui se révèle être ici purement et simplement des expropriations.

En effet, le système de tenure traditionnelle est certes aboli par cette réforme foncière. Toutefois cette abolition ne constitue pas, pour autant, une entrave aux droits collectifs qui caractérisaient ce système traditionnel; l’article6 de la réforme foncière stipule que ces « droits collectifs légitimement acquis sous le régime antérieur, préalablement cantonnés aux terres de culture, bénéficient à tous ceux qui ont soit participé à la mise en valeur initiale, soit contribué à la pérennité de l’exploitation ». On peut penser que l’article6 vise à assurer la protection juridique de la terre au bénéfice de celui qui l’a mise en valeur, favorisant ainsi certaines catégories serviles notamment les haratines (esclaves affranchis ou réels dans la société maure) vivant du métayage à accéder à la terre. L’article8 de l’ordonnance vient renforcer cette protection en prohibant l’affermage de la terre. En réalité, comme le souligne Philippe Marchesin « en optant pour l’individualisation de la terre et l’interdiction du fermage au profit du salariat, l’ordonnance favorise en fait beaucoup moins celui qui met la terre en valeur que celui qui a les moyens de la mettre en valeur » (ibid.).

Le clientélisme institutionnalisé

En effet, la stratégie et les mécanismes juridiques d’accaparement des terres de la vallée veulent se donner l’apparence de règles égalitaires que l’administration mauritanienne introduit dans les périmètres cultivables. Par exemple, selon Leservoisier, dans la région du Gorgol, « l’application par la société nationale de développement (SONADER) du principe de partage équitable de parcelles entre exploitants [d’un] périmètre a permis à un grand nombre de personnes serviles de s’en approprier au même titre que le propriétaire». Cette situation ne va pas sans causer de tensions entre ces deux catégories sociales. A regarder de près, ces tensions qui naissent entre les propriétaires terriens de la vallée et les populations serviles que représentent les esclaves noirs ou affranchis rattachés à la communauté arabo-berbère de Mauritanie et que l’on appelle communément les Haratines, sont le fait d’un système politique raciste qui cherche à assoir sa domination en mettant les noirs mauritaniens dos à dos. Aussi, l’expropriation foncière des noirs de la vallée et l’instrumentalisation des esclaves obéit à la même logique raciste : diviser les noirs, pour mieux les dominer. L’exemple qui résume le mieux, à notre sens, les situations ici décrites est relatif aux terres confisquées aux noirs mauritaniens de la vallée, victimes des programmes d’expulsions massives au Sénégal et au Mali, lors des « événements » dits de 1989. Des terres qui seront mises en valeur grâce aux labeurs des Harratines présentés officiellement comme les membres d’une coopérative, alors qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’esclaves travaillant sans salaires pour un maitre qui prétend pourtant avoir été choisi démocratiquement pour diriger cette dite coopérative. C’est le cas de cette coopérative présidée par Ouléye. Dans un rapport publié dans sa version française en 2000 et intitulé, l’Esclavage dans les projets de la Banque mondiale en Mauritanie, le consultant Pieter Smit illustre les discriminations dont sont victimes les noirs mauritaniens dans le domaine du foncier, à savoir les négro-mauritaniens et les haratines en tant que respectivement anciens propriétaires des terres de culture et travailleurs agricoles. Il est mentionné dans ce rapport que « Oulèye est président d’une coopérative agricole, appuyée par le projet de la Banque mondiale. Ses Soixante anciens esclaves sont membres de la coopérative. Ils l’ont apparemment élu de façon démocratique. Oulèye a reçu la terre d’irrigation après la guerre civile de 1989, lorsque 70.000 noirs mauritaniens non-arabes ont été expulsés de leurs terres et du pays. Il a reçu un prêt de la part d’un fonds pour le développement de l’irrigation, financement largement octroyé par la Banque mondiale ». Selon, les propres aveux d’Ouléye, les travailleurs agricoles de sa coopérative ne perçoivent pas de salaires, car ils travaillent à racheter leur liberté en tant qu’esclaves. Ils doivent payer la Diya, selon la coutume islamique, qui est le prix de leurs libertés. Il est révélé, à la même occasion, dans ce rapport que le président de cette coopérative Ouléye juge qu’il ne payera pas ce prêt octroyé par la Banque mondiale, dans la mesure où cette institution est fondamentalement injuste.

Une question pendante

Pour clore cette revue de la question foncière dans notre pays au regard de la discrimination, nous livrons le témoignage d’un déporté mauritanien du camp de Ourossogui (Sénégal) répondant au nom de Moussa Alpha Aw. Ce témoignage est extrait d’un affidavit recueilli par l’Ong américaine Justice Initiative, lors de sa visite en juillet 2004 dans les camps de réfugiés mauritaniens au Sénégal « Tout d’abord, la terre de culture était utilisée par nous. Par la suite, les maures blancs ont reçu la terre de l’Etat, et ces gens pouvaient décider ce qui devait être cultivé, qui pouvait le faire où et pour combien de temps. C’est comme cela que ça se passait, mais c’est seulement à partir de 1981 que les choses devinrent plus difficiles. Un canal a été construit à travers notre champ familial : on ne pouvait plus travailler » (cf. A publication of the Open Society Initiative Justice Initiative, February 2005-p33). Ces faits, ainsi rapportés, constituent des signes avant-coureurs qui préludent des confiscations et des occupations illégales des terres des noirs de la vallée après leurs expulsions massives, en 1989 c’est-à-dire les huit années qui suivirent. En fait, tout était planifié et programmé pour exécuter les expulsions massives des noirs mauritaniens au Sénégal et au Mali.

Il est surprenant, au cours de ces dernières décennies, qu’aucun engagement sérieux n’ait été pris pour mettre fin à ces expropriations illégales des terres de culture appartenant aux noirs mauritaniens, dans un pays, la Mauritanie, qui proclame dans le titre premier de sa constitution et en son article premier que la république assure à tous les citoyens sans distinction d’origine, de race, de sexe ou de condition l’égalité devant la loi. De surcroît, cette même constitution en vigueur proclame en son préambule la garantie intangible des droits et principes tels que le droit à l’égalité ; la liberté et droits fondamentaux de la personne humaine ; le droit de propriété ; les droits économiques et sociaux.

Moustapha Touré
Coordination des Associations et Collectifs
Des Réfugiés Mauritaniens au Sénégal et au Mali

Source: Moustapha Touré

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