Alioune DIOP, fondateur de Présence africaine en 1947, est à la base du Colloque en 1956 des intellectuels à la Sorbonne et du Festival Mondial des Arts Nègres en 1966, à Dakar. Sa contribution à l’éveil de la conscience des peuples africains, à la Négritude et au Panafricanisme est déterminante. Présence africaine célébrera ses 70 ans, en grande pompe, en novembre 2019.

«Il était l’Afrique mais aussi toutes les Afriques dans leurs plus secrets prolongements, il était son pays, le Sénégal, et aussi tous les pays qui s’obstinent pour ne pas périr, il était son lieu, mais son lieu restait ouvert à tous les lieux du monde» écrit Edouard GLISSANT dans son hommage rendu à Alioune DIOP, un intellectuel humaniste, effacé, humble modeste et refusant toute distinction ou gratification, fidèle en amitié et fondateur de la revue et des éditions Présence africaine. Alioune DIOP, porteur de projets de renaissance de la civilisation noire, était un homme de l’ombre, «modèle de discrétion» ; «il préférait faire, au lieu de faire du bruit sur ce qu’il pouvait écrire et sur ce qu’il pouvait faire» écrit Doudou SINE ; il fuyait la lumière, mais a contribué, de façon décisive à l’éveil des consciences pour l’indépendance. Pourtant René DEPESTRE fera remarquer qu’Alioune DIOP était visionnaire ; il fallait mener des actions d’ensemble «pour aider les intelligentsias noires, intégrées à diverses cultures nationales de l’Occident impérial après deux siècles d’expériences collectives, à rejoindre la condition humaine universelle que la violence esclavagiste et coloniale leur avait dérobée». Alioune DIOP a tenu à rappeler aux pères fondateurs de l’O.U.A, que l’intégration africaine ne pouvait se faire sans la culture. Pendant des siècles, la pensée nègre a été étouffée, marginalisée, méprisée et occultée par l’esclavage, le colonialisme et le racisme. Tel un Messie, en homme de foi, sans défaillance, doté d’un caractère inflexible, Alioune DIOP s’est fixé dans sa vie un objectif majeur : faire reconnaître la spécificité de la culture noire. Alioune DIOP a créé des institutions et projets culturels dont le but est de promouvoir la dignité et l’identité du monde noir afin d’en inspirer la puissance créatrice. Acteur majeur dans l’histoire du mouvement émancipateur des colonisés, Alioune DIOP a bien saisi que les Noirs, éparpillés dans le monde présentaient des traits communs, une culture commune. Alioune DIOP a eu l’audace et la témérité, l’idée subversive d’assumer, en France, le combat de la défense de l’identité culturelle noire, en donnant ainsi voix aux sans-voix. Il a voulu révéler les Noirs à eux-mêmes. «La Négritude est née en nous du sentiment d’avoir été frustrés de la joie de créer et d’être considérés à notre juste valeur. La Négritude n’est autre que l’humble et tenace ambition de réhabiliter des victimes et de montrer au monde ce que l’on avait précisément nié : la dignité de la race noire», dit Alioune DIOP. Pour Alioune DIOP, «il n’y a pas de peuple sans culture». La culture est le point de concentration de l’ensemble des pensées et actions, le support, le plus sûr, de toutes les potentialités. C’est par la culture que tout peut basculer, que tout a basculé, pour une nouvelle prise de conscience. L’Homme en avait la carrure, non celle des forces brutales qui, telle une bourrasque déchaînée, sème désordre et désolation, mais plutôt la carrure intellectuelle faite d’intelligence, de finesse et d’une tendre lucidité. «Ses yeux pétillant d’une ardente foi en l’Homme noir», souligne le président Abdoulaye WADE. Qui était donc Alioune DIOP ?

Alioune DIOP est né, le 10 janvier 1910, dans une société multiculturelle, à Saint-Louis du Sénégal. En effet, la ville de N’Dar, occupée, pendant un certain temps par les Anglais, a été baptisée Saint-Louis en l’honneur d’un roi de France en 1638. Saint-Louis, capitale de l’Afrique Occidentale française de 1895 à 1902, a très tôt participé à la vie politique française. Les Saint-Louisains ont envoyé le 15 avril 1789 des doléances et remontrances des habitants du Sénégal aux citoyens français durant la Révolution. Depuis 1872 Saint-Louis est une commune de plein exercice et ses habitants, sont des citoyens français depuis 1916. Plusieurs communautés y cohabitent, des Européens, des Métis, des Marocains, des commerçants libanais et syriens. Tout en étant éduqué à l’école française, Alioune DIOP a baigné dans les cultures animistes et musulmanes.

Le père d’Alioune DIOP est Wolof. Mais sa mère est d’origine peule, de Aéré-Lao. Jusqu’à l’âge de 10 ans, Alioune DIOP, qui avait un marabout toucouleur, Cheikh Hamidou KANE, le grand-père de l’auteur de l’aventure ambiguë, parlait bien le peul. Par conséquent, Alioune DIOP, à travers ces deux principales ethnies de son pays, est une remarquable synthèse de l’homme sénégalais.

Alioune DIOP, formé à l’école française, est animé d’un puissant désir de l’échange pour allumer le feu de brousse de la fraternité. En effet, Alioune DIOP est un féru des humanités gréco-latines (Aristote, Platon, Sénèque, Virgile, Tacite) et apprécie les grands classiques de la littérature et de la philosophie, (Descartes, Montaigne, Bossuet, Kant, Pascal, Racine, Rimbaud, Valéry, Claudel, Maria Reiner Rilke, Sören Kierkegaard, etc.). Il aime la musique classique (Bach, Mozart, Debussy). Après des études primaires à Dagana et secondaires à Saint-Louis, il entama en Algérie (1936-1937) des études de Lettres classiques qu’il termina à la Sorbonne à Paris. Arrivé en France en septembre 1937, et partir de 1943, il fut professeur de Lettres à Paris et dans plusieurs villes françaises.

Alioune DIOP a un sens consommé des relations humaines, sans distinction d’origine ethnique ou religieuse (André GIDE, Jean-Paul SARTRE, Albert CAMUS, Aimé CESAIRE, Jean Mars PRICE, le père MAYDIEU, Jacques HOWLETT, etc.). Le père dominicain, Jean-Augustin MAYDIEU (1900-1955) l’a conduit au catholicisme en 1944. Décédé à Paris le 2 mai 1980, Alioune DIOP est enterré au cimetière catholique de Bel Air, à Dakar. Auparavant, une messe a été célébrée le 17 mai 1980, en l’Eglise Saint-Médard, dans le 5ème arrondissement de Paris. «S’il est un des rares intellectuels musulmans à s’être converti au christianisme, je veux croire que c’est avant tout, par soif de spiritualité neuve, et par besoin d’élargir, non sans déchirement, sa quête passionnée de l’Homme», souligne un poète antillais, Guy TIROLIEN.

Par conséquent, tout en affirmant la défense de la spécificité de la culture noire, Alioune DIOP est loin d’être un homme sectaire. Pour son courage, son intelligence et sa sympathie envers tous les hommes «Il a jeté un pont entre l’Afrique inconnue et le reste du monde», souligne Marcella GLISENTI, une italienne fondatrice de la société des amis italiens de Présence Africaine. Il est fondamentalement attaché au dialogue des cultures, à la rencontre de l’autre. Alioune DIOP est un rêveur, un idéaliste ; il croit aux valeurs de fraternité, de justice et de paix. «Des valeurs on ne spécule pas, on les vit, on les affirme, ou les défend, ou en meurt» dit Jacques HOWLETT en hommage à Alioune DIOP. Armé d’une grande qualité d’écoute, Alioune DIOP pense que le dialogue ne saurait être fécond que s’il repose sur un double postulat : l’acceptation de la différence et la reconnaissance de l’égalité des partenaires. Le respect de l’autre doit être la règle d’or des rapports humains. Pour sa persévérance à face à toute méfiance ou conflit, pour sa force d’âme, par sa foi dans la vérité profonde, Alioune DIOP a contribué à la réconciliation entre toutes les cultures. Esprit clair et lucide, le respect d’Alioune DIOP est le respect profond de l’homme pour l’homme. Finalement, la défense des valeurs du monde noir n’est pas dirigée contre l’Occident. Il a la foi en l’homme noir en tant qu’élément de l’humanité. Dans la démarche d’Alioune DIOP, la Négritude n’est rien d’autre qu’un hymne revendicatif à la dignité noire, un sursaut de fierté en faveur des méprisés de l’histoire. La Négritude, est un «élan de protestation contre un état de mœurs, contre un état d’esprit qui tenait à faire du Nègre une ébauche d’homme, un être inachevé à qui l’on déniait la possession à part entière des qualités constitutives de l’homme», précise Jacques RABEMANANJARA. Par conséquent, loin de s’enfermer dans un ghetto, Alioune DIOP a pour ambition d’accéder à l’universel à travers la Négritude. C’est parce qu’être pleinement homme est dénié aux Noirs, que la Négritude est une manière d’être homme, de retrouver sa dignité si déniée. Ce qui compte le plus c’est l’épanouissement humain. «Parce que nous sommes, et parce que, par-delà le mensonge colonial, nous voulons être des hommes de vérité, nous sommes en même des soldats de l’unité et de la fraternité», proclame Aimé CESAIRE au Congrès des écrivains et artistes noirs de Rome en 1959.

Présence Africaine est avant tout une entreprise familiale. Alioune DIOP, qui a renoncé à tout carriérisme, a dédié toute sa vie à cette entreprise et à la cause de la culture noire. C’est un moine de la culture,  «un cénobite de la culture noire», suivant une expression de Jacques RABEMANANJARA. Derrière le succès de chaque grand homme, se cache souvent une femme, en l’occurrence Christiane DIOP. Le dévouement, l’effacement, la discrétion, la fidélité, l’abnégation, la compréhension et le courage de sa femme, ont permis à Alioune DIOP d’accomplir, avec succès, sa mission. En effet, Alioune DIOP a épousé Christiane DIOP la fille de Maria Mandessi BELL (1896-1990), une huguenote camerounaise, veuve de Mamadou Yandé DIOP, un militaire français d’origine sénégalaise, oncle de Léopold Sédar SENGHOR. Maria Mandessi est également la mère du poète David DIOP (1927-1960), auteur des fameux poèmes les «Coups de Pilon», et d’Ernest Iwiyè KALA-LOBE (1917-1991), un journaliste issu d’une première union qui a collaboré à Présence Africaine et accompagné Alioune DIOP dans ses différents projets. Le frère du président Sékou Touré de la Guinée, Ismael Touré, avait épousé une des sœurs de Christiane DIOP. Actuellement, Présence Africaine est dirigée par Christiane DIOP. Mme Suzanne Bineta DIOP,  et M. Adrien DIOP, ses enfants, sont co-gérants de Présence Africaine. Le comité de rédaction de cette institution est présidé par un universitaire à la Sorbonne, d’origine camerounaise, M. Romuald FONKUA. Les 70 ans de présence africaine seront célébrés, avec faste en 2019, probablement à Colonie, près de la Gare du Nord, à Paris.

Alioune DIOP, qui est socialiste, fera de la politique, pendant un certain temps, à gauche, à la S.F.I.O. Son mentor est maître Lamine GUEYE (1891-1968), maire de Saint-Louis et futur président de l’Assemblée Nationale du Sénégal. Alioune DIOP a été chef de cabinet de René BARTHES (1894-1965), gouverneur de l’Afrique Occidentale française. Alioune DIOP a été également sénateur de 1946 à 1948. Il finira par très vite se lasser de la politique et va se consacrer, entièrement, à la culture en fondant en 1947 la revue Présence africaine, et la maison d’édition Présence Africaine en 1949. Grand témoin du XXème siècle, homme de refus et de la création, militant infatigable contre l’injustice, homme de dialogue des cultures, Alioune DIOP a peu écrit parce qu’il a passé sa vie à faire parler les autres. Du moins, suivant Iwyè KALA-LOBE, son beau-frère et collaborateur à Présence Africaine, «Il met un soin extrême à la conception et à la rédaction de ses liminaires qu’il refuse toujours de signer, estimant qu’il s’agit des fruits des réflexions issues d’un travail collectif». Selon le Père Joseph-Roger de BENOIST, «Alioune Diop a plus cherché à faire penser et parler les autres qu’à leur imposer son discours avec son personnage. Il a su communiquer sa foi à un grand nombre d’hommes de valeur qui ont ainsi démultiplié sa propre action». Alioune DIOP est un homme à projets. Il organise les Congrès des écrivains et artistes noirs, à Paris en 1956 et à Rome en 1959, le Festival mondial des Arts Nègres à  Dakar en 1966, ainsi que diverses rencontres culturelles sous l’égide la Société Africaine de Culture.

I – Alioune DIOP, fondateur de la revue et de l’édition Présence Africaine

A – Alioune DIOP créé un espace d’expression et de dialogue des cultures

Alioune DIOP, jeune intellectuel Sénégalais, prépare ce qui sera l’œuvre de sa vie : Présence Africaine dont l’objectif est de faire revivre une culture noire contrainte pendant longtemps au silence. Certes, diverses revues étudiantes africaines ont existé en France (Légitime défense 1er juin 1932, l’Etudiant noir de n°1 de mars 1935), mais elles ont été éphémères ou marginales. Alioune DIOP qui fréquentait le père MAYDIEU, voyait les revues fleurir autour de lui (Esprit, Temps modernes). Mais il n’y avait pas de revue de stable donnant la parole aux Africains. L’idée de la création de Présence Africaine remonte à 1942-43. «Nous étions, à Paris, un certain nombre d’étudiants d’Outre-mer qui, au sein des souffrances d’une Europe, s’interrogent sur son essence et l’authenticité de ces valeurs. Nous nous sommes groupés pour étudier la situation et les caractères qui nous définissaient nous-mêmes», dit Alioune DIOP dans son fameux article «Niam N’goura» paru dans le premier numéro de 1947 de Présence Africaine. «Niam n’goura, Wona Niam Paya», est un diction peul signifiant, littéralement, «mange pour que tu vives, ce n’est pas manges pour que tu t’engraisses». La Revue Présence Africaine permet aux Noirs de France de se définir et d’exister. C’est un espace d’expression et de dialogue, un lieu d’intervention capital pour la pensée, la littérature et la politique africaine. Les intellectuels d’Outre-mer, vivant en France, se retrouvaient abandonnés entre deux sociétés, sans signification reconnue dans l’une ou dans l’autre, étrangers à l’une comme à l’autre. Alioune DIOP, homme de décision et de caractère, tente d’interpeler les étudiants africains en France : «Incapables, dit-il, de revenir entièrement à nos traditions d’origine ou de nous assimiler à l’Europe, nous avions le sentiment de constituer une race nouvelle, mentalement métissée. Des déracinés ? Nous en étions, dans la mesure précisément où nous n’avions pas encore pensé notre position dans le monde et nous abandonnions entre deux sociétés, sans signification reconnue dans l’une ou dans l’autre, étrangers à l’une comme à l’autre».

Dans le titre de la revue Présence africaine inspiré par Jean-Paul SARTRE, il y a le mot «Présence», qui signifie, selon Jacques HOWLETT, «adhésion au monde et à soi». Les valeurs de Présence Africaine, c’est la recherche de l’homme authentique. Dans son «Niam N’goura», Alioune DIOP a insisté dès les premières lignes sur la liberté d’expression : «cette revue ne se place sous l’obédience d’aucune idéologie philosophique ou politique». Les objectifs de la création de la revue Présence Africaine ont clairement posés : «Publier des études africanistes sur la culture et la civilisation africaine ; publier des textes africains ; passer en revue des œuvres d’art ou de pensée concernant le monde noir». Les résonances anticolonialiste et antiraciste d’Alioune DIOP dans la création de Présence Africaine sont donc certaines. Alioune DIOP définit, en 1955, une ligne éditoriale claire : «Tous les articles seront publiés sous réserve que leur tenue s’y prête, qu’ils concernent l’Afrique, qu’ils ne trahissent ni notre volonté antiraciste, anticolonialiste, ni notre solidarité des peuples colonisés». Alioune DIOP rêve que l’homme africain puisse exprimer «son âme singulière», pour entrer dans la modernité et atteindre l’universalisme. Nous sommes indispensables les uns aux autres. «C’est la meilleure façon de dépasser le stade mesquin du racisme, ce mal qui ronge la taille de l’homme, aigrit le cœur, étouffe l’âme», dit Alioune DIOP. Jusque-là l’Occident s’arrogeait, sans conteste et sans vergogne, les prérogatives du discours africain. L’apparition de Présence Africaine met fin au monologue de l’homme blanc dans ses relations avec le Noir. «Le discours africain n’a plus à être l’affaire du Blanc. Il doit être énoncé par l’Africain lui-même», souligne Jacques RABEMANANJARA. Il ne s’agit de rien de moins que contraindre les Occidentaux à modifier leur regard sur les choses et les hommes noirs, et du même coup, de changer leur attitude à leur égard. Il s’agit aussi d’amener le Noir à prendre conscience de lui-même, à être fier de ses valeurs, en prenant la parole et en sortant du complexe d’infériorité.

Le prestigieux comité de patronage, dans sa diversité, atteste de la volonté d’Alioune DIOP de rechercher le dialogue des cultures, l’indépendance et la durabilité de Présence africaine : Paul RIVET, Jean-Paul SARTRE, Albert CAMUS, André GIDE, Théodore MONOD, Michel LEIRIS, Richard WRIGHT, Aimé CESAIRE, Théodore MONOD, Marcel GRIAULE, Georges BALANDIER, et bien d’autres. Alioune DIOP a pour ambition «d’accueillir tout ce qui a trait à la cause des Noirs et toute voix qui mérite d’être entendue» et d’ouvrir la revue «à la collaboration de tous les hommes de bonnes volonté susceptibles d’aider à définir l’originalité africaine et de hâter son insertion dans le monde moderne». Dans l’avant-propos de la revue Présence Africaine de 1947, André GIDE fait remarquer que «durant longtemps, les peuples dits civilisés n’ont guère prêté attention au monde noir de l’Afrique que pour l’exploiter. Nous comprenons aujourd’hui que ces méprisés d’hier ont peut-être, eux aussi, quelque chose à dire ; qu’il n’y a pas seulement à chercher à les instruire, mais à les écouter». Jean-Paul SARTRE, qui a suggéré le titre de «Présence africaine»,  mentionne que «l’Afrique, pour beaucoup d’entre nous, n’est qu’une absence, et ce grand trou dans la carte du monde nous permet de conserver une bonne conscience. Je souhaite que Présence africaine nous peigne un tableau impartial de la condition des Noirs au Congo et au Sénégal. Point n’est besoin d’y mettre de la colère ou de la révolte : la vérité seulement. Cela suffira pour que nous recevions au visage un souffle torride de l’Afrique, l’odeur aigre de l’oppression et de la misère». Pierre NAVILLE a pris soin de préciser que «la culture africaine est une des grandes forces de l’avenir mondial».

B – Alioune DIOP favorise l’émergence de la culture noire

La maison d’édition Présence africaine a joué un rôle majeur dans l’émergence de la culture noire. Ainsi, l’ouvrage de Placide TEMPELS, «la philosophie bantoue», initialement édité en 1945 en néerlandais, a été traduit en français et publié par Présence Africaine en 1949 grâce à la ténacité d’Alioune DIOP. La valeur qui domine le comportement des Bantous, c’est le «Muntu» ou la force vitale. Pour le Bantou la sagesse naît en lui en même temps que la force vitale qui informe la distinction du Bien du Mal. «Voici un livre essentiel au Noir, à sa prise de conscience, à sa soif de se situer par rapport à l’Europe. Il doit aussi être le livre de chevet de ceux qui se préoccupe de comprendre l’Africain et d’engager un dialogue vivant avec lui. Pour moi, ce petit livre est le plus important de ceux que j’ai lus sur l’Afrique : c’est que mes préoccupations me poussaient à l’espérer», dit Alioune DIOP, dans sa préface de ce livre.

Cheikh Anta DIOP n’aurait jamais pu faire publier ses livres sans l’appui de Présence africaine. L’ouvrage «Nations nègres et culture», publié en 1954 par Présence africaine aura un retentissement considérable dans l’évolution des idées et la reconnaissance de l’authenticité de la culture noire. «Le livre de Cheikh Anta DIOP est le plus audacieux qu’un Nègre ait, jusqu’ici, écrit et comptera, à n’en a pas douter dans le réveil des consciences», dit Aimé CESAIRE. Jusqu’ici l’Europe était considérée comme le berceau de la civilisation. Cheikh Anta DIOP administre la preuve que les Occidentaux, notamment les Grecs, ont été influencés par l’Egypte dont la civilisation est elle-même nègre. L’Egypte antique était pleinement intégrée à l’Afrique noire. «Nous, les Nègres, nous avons assumé les premiers, le rôle civilisateur du monde», dit Cheikh Anta DIOP. Par conséquent, l’Afrique est le berceau de l’humanité.

Aimé CESAIRE, à la suite de sa rupture avec le Parti communiste, a fait publier l’essentiel de ses ouvrages chez Présence africaine, plus de 26 textes et poèmes, notamment son «discours sur le colonialisme». D’autres poètes et écrivains seront édités chez Présence Africaine. On citera Léopold Sédar SENGHOR, Alexandre Biyidi dit Mongo BETI, Joseph ZOBEL, Bernard DADIE, Olympe BHELY-QUENUM, Léon-Gontran DAMAS, SEMBENE Ousmane, David DIOP, Edouard GLISSANT, René DEPESTRE, Guy TIROLIEN, Tchicaya U TAM’SI, Camara LAYE, Chinua ACHEBE, Derek WALCOTT, etc.

Alioune DIOP a eu l’audace de faire réaliser, en 1953, par Chris MARKER et Alain RESNAIS, un documentaire court métrage : «Les statues meurt aussi», qui obtient le prix Jean VIGO en 1954. Ce documentaire, inspiré d’une esthétique surréaliste, sera interdit en France pendant 10 ans du fait du discours anticolonialiste explicitement véhiculé. En fait, Alioune DIOP fait dénoncer, dans ce documentaire, le manque de considération pour l’art africain dans un contexte colonial. Pourquoi l’art nègre se trouve t-il au Musée de l’homme alors que l’art grec se trouve au Louvre ? Ce documentaire qui est une commande de Présence africaine, est la mise à nu des mécanismes d’oppression et d’acculturation, l’impossible dialogue culturel dans un contexte de colonisation.

Pour éviter toute censure ou pression politique, Présence Africaine est basée à la rue des écoles au Quartier latin ; ce qui constitue, aussi, un vibrant hommage à Paris, capitale de la culture, des arts, les lettres et de la liberté. Cependant, Présence Africaine est une entreprise familiale qui refuse les subventions pour maintenir son indépendance. Or, de nouvelles maisons d’éditions concurrentes ont vu le jour depuis lors : l’Harmattan en 1975, Silex et Karthala en 1980. Les grandes maisons d’éditions françaises, comme Seuil, Gallimard, La Découverte, se sont mises à la littérature africaine. Ces données peuvent, dans la durée, peser sur l’avenir de Présence africaine qui avait négligé, pendant un certain temps, les jeunes talents. Si Présence Africaine a maintenant corrigé cette image, en faisant la promotion de jeunes écrivains talentueux comme Mohamed M’Bougar SARR, en revanche, les attentes de la diaspora à l’égard de Présence Africaine, restée une entreprise familiale, sont toujours importantes à l’égard de cette prestigieuse et emblématique maison d’édition. En raison des mutations démographiques en France, de cette jeunesse issue de l’immigration éduquée, souhaitant prendre la parole, dans un contexte de montée des populismes, l’auto-édition, avec les nouvelles technologies, est entrain de prendre de l’essor ; ce qui va obliger toutes les maisons d’édition à s’adapter ou disparaître. Quelles que soient ces défis pesant sur Présence africaine sur le moyen ou long terme, Alioune DIOP a changé, durablement, le regard que les autres portaient sur l’Afrique, à travers notamment ses divers projets culturels : « Tant que les lions n’auront pas leur propre histoire, l’histoire glorifiera toujours le chasseur » avait écrit Chinua ACHEBE. Cette maxime est aussi un hommage rendu à Alioune DIOP.

II – Alioune DIOP, initiateur de projets culturels innovants

A – Les Congrès d’intellectuels et artistes noirs

Deux grands congrès des artistes noirs ont été organisés par Alioune DIOP, en 1956 à Paris et 1959 à Rome. L’objectif de ces congrès, qui se déroulent pendant la colonisation, la Guerre froide,  l’Apartheid et la ségrégation raciale aux Etats-Unis, était de faire un inventaire et un état des lieux de la culture en Afrique, de réfléchir à la situation des Noirs dans le monde.

1 – Le Congrès de la Sorbonne Paris du 19 au 22 septembre 1956

Parmi les différents événements organisés par Alioune DIOP, sans soutien officiel ou étatique, le premier congrès des écrivains et artistes noirs est celui qui aura eu le plus grand retentissement. Du 19 au 22 septembre 1956, à l’amphithéâtre Descartes de la Sorbonne, temple de la sagesse blanche, un congrès réunit une centaine d’éminents intellectuels venus d’Afrique, d’Europe, des Etats-Unis et de la Caraïbe pour débattre de la «crise de la culture négro-africaine et ses perspectives d’avenir». Mais l’on déplore l’absence des pères fondateurs du panafricanisme : George PADMORE (1903-1959), malade, de William Edouard Burghardt Du BOIS (1868-1963) et de Paul ROBESON qui se sont vus refuser de visa de sortie des Etats-Unis en plein maccarthysme. «L’évidence s’impose chaque jour que la culture agit sur l’âme et le destin des peuples, que l’on peut, par la culture, détruire l’équilibre moral d’une communauté ou d’un individu, comme on peut renforcer en eux la foi en l’Homme et l’optimisme de la création», souligne Alioune DIOP. Le Premier congrès des écrivains et artistes noirs s’inscrit dans lignée des congrès panafricanistes organisés au début du XXe siècle à Londres, à New York, à Bruxelles et à Manchester. Suivant Alioune DIOP, tous les Noirs ont les mêmes ancêtres. Il existe des cultures nationales, mais toutes les cultures noires présentent des affinités entre elles. «Ce jour sera marqué d’une pierre blanche. Si depuis la fin de la guerre, la rencontre de Bandoeng constitue pour les consciences non européennes, l’évènement les plus important, je crois pouvoir affirmer que ce premier congrès mondial des hommes de culture noirs, représentera le second évènement de cette décade», dit Alioune DIOP.

L’objectif du Congrès est de réaliser l’inventaire des cultures noires et d’analyser «les responsabilités de la culture occidentale dans la colonisation et le racisme». Il est frappant de noter que lors de ce congrès, l’analyse des questions littéraires et artistiques eurent, dans un premier temps, une place relativement limitée par rapport à la condamnation du colonialisme et du racisme. Ce congrès réaffirme l’idée que les cultures anciennement colonisées, avant de pouvoir exister et être autonome, doivent se démarquer du centre en sortant du silence qu’on leur avait imposé et en dénonçant les détracteurs de l’Afrique. «La couleur de la peau n’est qu’un accident ; cette couleur n’en est pas moins responsable d’événements et d’œuvres, d’institutions, de lois éthiques qui ont marqué, de façon indélébile, l’histoire de nos rapports avec l’homme blanc», précise Alioune DIOP. Pour ces artistes le lien entre le culturel et le politique est très important car, pour reprendre une citation de SENGHOR : «L’expérience l’a prouvé, la libération culturelle est la condition sine qua non de la libération politique». L’auteur, l’artiste africain, a le devoir et l’obligation de jouer un rôle dans le processus de la décolonisation. Pour les différents intervenants la culture est, essentiellement, au service de la libération nationale.

L’intervention d’Aimé CESAIRE (1913-2008), sur le thème «Culture et colonisation», dans laquelle, il juge analogue la situation des Noirs américains à celle des Africains, a déclenché une violente polémique. Refusant cette comparaison, les Noirs américains, notamment Richard WRIGHT (1908-1960) ou l’haïtien Jacques Stéphen ALEXIS (1922-1961), ont failli quitter le Congrès, estimant qu’ils ont été piégés par la tournure politique des débats. Les Américains considèrent que le thème de la discrimination raciale dont ils sont victimes, devrait être abordé. «Tous ces discours ont pour moi le charme de l’exotisme, mais ils ne me concernent pas», dit sèchement Richard WRIGHT. Un intense débat s’est alors engagé sur la ligne de conduite du Congrès de 1956. Pour le sénégalais, Léopold Sédar SENGHOR, «il ne faut pas être assimilé, il faut assimiler ; c’est-à-dire qu’il faut de la liberté de choix». Aimé CESAIRE précise que les Américains, comme les Africains et les Antillais luttent contre la ségrégation, pour l’égalité. Par conséquent, l’objectif de tous est d’obtenir cette égalité, «pour pouvoir effacer notre aliénation». Selon Alioune DIOP, la ligne fixée est la suivante : «il ne s’agit que de culture, c’est-à-dire de l’activité de l’esprit». Un consensus a été trouvé dans la résolution final du Congrès : «L’épanouissement de la culture est conditionné par la fin de ces hontes du XXème siècle : le colonialisme, l’exploitation des peuples faibles et le racisme». Ce recentrage des interventions a permis de poursuivre les travaux, plus sereinement. Léopold Sédar SENGHOR a fait une communication sur «l’esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine», Aimé CESAIRE sur «culture et colonisation», Cheikh Anta DIOP sur les «apports et perspectives culturels de l’Afrique», Jacques RABEMANJARA, sur «l’Europe et nous», Abdoulaye WADE sur «l’Afrique doit-elle élaborer un droit positif ?», Amadou Hampâté BA sur «la culture peule», Frantz FANON sur  «le racisme et la culture», Jean PRICE-MARS sur «survivances africaines et dynamisme de la culture noire outre-Atlantique», etc.

A la suite du congrès de 1956, est créée la Société Africaine de Culture (S.A.C.) qui allait devenir un des principaux organismes de réflexion et de recherches du monde noir. La Société africaine de culture, Alioune DIOP en est le Secrétaire Général et Jean PRICE-MARS (1876-1969), président, a pour mission «d’unir par des liens de solidarité et d’amitié les hommes de culture du monde noir, de contribuer à la création des conditions nécessaires à l’épanouissement de leurs propres cultures» et de «coopérer au développement et à l’assainissement de la culture universelle». La S.A.C a pour mission d’affirmer, de défendre, d’enrichir les cultures nationales, d’organiser des événements et des œuvres culturelles, de promouvoir les droits de l’Homme et l’égalité. La S.A.C. a réalisé entre 1956 et 1975, 8 congrès, entre 1958 et 1977, 14 colloques, entre 1962 et 1973, 6 séminaires et 10 tables rondes, ainsi que 14 publications. Les thèmes sont variés, et concernent les sanctions contre l’Afrique du Sud au temps de l’Apartheid, les africanistes, les historiens, les critiques littéraires, le sous-développement, la compréhension mutuelle, la religion, la civilisation de la femme, l’éducation, la compréhension mutuelle des peuples, les langues africaines, etc.

2 – Le Congrès du 26 mars au 1er avril 1959, à Rome, en Italie

Le congrès de 1959, à Rome, qui tiendra au Capitale, reçut le soutien de l’Etat italien, de la mairie, de l’Institut italien pour l’Afrique et de l’UNESCO. Le thème général de la rencontre est «Unité et responsabilités de la culture africaine». Pour Alioune DIOP,  il s’agit de bâtir «une communauté de totems culturels», de «repenser nos évidences communes», de promouvoir «l’unité et les solidarités culturelles». Ce sont des contributions axées sur l’histoire ou la sociologie. La tonalité sera, à la veille des indépendances, plus politique qu’à la Sorbonne. «L’artiste est invité aujourd’hui à mener un combat de libération et d’éducation», dit Alioune DIOP. «Notre double rôle est là : hâter la décolonisation, et il est, au sein même du présent, de préparer la bonne décolonisation, une décolonisation sans séquelle», souligne Aimé CESAIRE.

Ce congrès a été une tribune politique à Sékou TOURE (1922-1984), qui a dit Non au général de Gaulle en 1958. Le message enregistré de Sékou TOURE, qui ne pouvait pas se rendre à Rome, est détonnant. Selon le nouveau président guinéen, il faut «décoloniser les esprits et les mœurs» des intellectuels africains contaminés par la pensée occidentale. Sékou TOURE prône «l’enrôlement de l’intellectuel et de l’artiste» qui ne peut plus créer et penser hors du cadre du parti. Celui qui résiste à cet «embrigadement» doit être «rééduqué», soit il est envoyé aux champs ou réintégré dans son milieu social. Ce discours stalinien a jeté un froid dans l’assistance.

En revanche, Jacques RABEMANANJARA (1913-2005) revendique sa situation de «métis culturel», déchiré entre la culture française et la culture malgache. Frantz FANON (1925-1960), théoricien de l’aliénation coloniale, fait l’éloge du combat de libération nationale. «La conscience de soi n’est pas la fermeture à la communication. La réflexion philosophique nous enseigne, au contraire, qu’elle en est garante», dit Frantz FANON. Cheikh Anta DIOP (1925-1986) a choisi, dans sa contribution sur «l’unité culturelle africaine», d’insister sur le matriarcat, un des principaux traits culturels communs à tous les peuples de l’Afrique ancienne. Le président SENGHOR appuiera cette contribution, «Chez la plupart des Négro-africains, on est du clan de sa mère, et la noblesse se transmet par la mère, de même que l’héritage».

L’intervention la plus remarquable est celle du poète, Léopold Sédar SENGHOR (1906-2001). Le thème de son intervention est : «Qu’est ce qu’une civilisation d’inspiration négro-africaine ?». L’homme africain est profondément religieux. «La religion, quelle qu’elle soit, plus généralement la foi, est aussi nécessaire à l’âme que le plain, le riz ou le mil au corps». Sans citer, nommément Sékou TOURE, le président SENGHOR lance une mise en garde : «Nous nous garderons d’une volonté de puissance qui défie l’Etat, qui écrase l’homme sous l’Etat».

B – Alioune DIOP et le Festival Mondial des Arts Nègres

1 – Le Festival Mondial des Arts Nègres du 1er au 24 avril 1966, à Dakar, au Sénégal.

Du 1er au 24 avril 1966, s’est tenu à Dakar, le premier festival mondial des arts nègres qui a réuni 37 pays. La France et l’UNESCO ont largement financé ce festival. Ce festival découle d’une des résolutions de la commission des arts du congrès de Rome qui recommande que ces rencontres soient soutenues par un festival de chants, de rythmes, de danses, de théâtre, de poésie et d’art plastique. Alioune DIOP n’a pas eu de grand mal à convaincre le président poète, SENGHOR, que ce festival se tienne à Dakar. Ce festival, dont le but est de réconcilier l’Afrique avec elle-même, fut donc aussi un enjeu politique fort pour Léopold Sédar SENGHOR, président de la jeune République du Sénégal, restée dans le camp occidental. «Nous voici donc dans l’histoire. Pour la première fois, un chef d’Etat prend entre ses mains périssables le destin spirituel d’un continent», dit André MALRAUX. C’est un événement considérable qui a fortement contribué à attester de la vitalité culturelle africaine. «Si nous avons assumé la terrible responsabilité d’organiser ce festival, c’est pour la défense et l’illustration de la Négritude», souligne SENGHOR.

Le festival de Dakar regroupe, en fait, trois manifestations : un colloque, une exposition d’art et les festivités proprement dites. Les travaux du colloque, organisés à l’Assemblée Nationale du 30 mars au 8 avril 1966, sous la présidence d’Alioune DIOP, portent sur le thème général : «Fonction et signification de l’art nègre dans la vie du peuple et pour le peuple». Il rassemble d’éminents africanistes, mais aussi des historiens de l’art, des anthropologues, des écrivains et des artistes tels que Michel LEIRIS (1901-1990), poète, ethnologue et critique d’art, Germaine DIETERLEN (1903-1999), spécialiste des Dogon, Jean ROUCH (1917-2004) réalisateur et ethnologue. Des Africains sont également présents, comme Wolé SOYINKA, dramaturge, Engelbert MVENG (1930-1995), prêtre jésuite, théologien, anthropologue, historien et spécialiste de l’art africain, Lamine DIAKHATE (1928-1987), poète, écrivain et critique littéraire, Paulin Soumanou VIEYRA (1925-1987), réalisateur et historien du cinéma. Les débats ont tourné autour de trois sujets : tradition africaine, rencontre de l’art nègre avec l’Occident et problèmes de l’art nègre moderne. Les discussions ont porté, notamment, sur les traits caractéristiques, les fonctions sociales, politiques et significations des arts nègres, leur préservation et leur rayonnement dans le monde.

Le festival, proprement dit, démarre le 1er avril 1966, avec des spectacles vivants, la chorégraphie, les ballets et danses. «Le festival est un moment crucial pour dire, frères africains, ce que nous avons depuis toujours à dire, et qui n’a jamais pu franchir le seuil de nos lèvres», dit Amadou Hampâté BA. «Le spectacle féérique de Gorée», avec Doura Mané et Lina SENGHOR, associant la dramaturgie, aux ballets, danses, chants et théâtre, retrace le destin, à travers l’île de Gorée, de la traite des nègres. Le 3 avril 1966 est présentée, au stade l’Amitié, une pièce de théâtre sur «les derniers jours de Lat-Dior» qui évoque la conquête du Sénégal et la résistance du Damel du CAYOR. La «tragédie du Roi Christophe» d’après Aimé CESAIRE, sera jouée par Douta SECK. La musique est omniprésente, Duke ELLINGTON a fait sensation. Joséphine BAKER anime un spectacle, «nuit des Antilles».

Des expositions sur l’art nègre sont organisées. L’hôtel de ville de Dakar abrite une exposition de l’art nigérian qualifié de «Grèce noire». La création contemporaine africaine, sous la direction d’Iba N’DIAYE, est présentée au Palais de Justice de Dakar, sous le thème «tendances et confrontations». Une grande exposition d’art africain, d’envergure internationale, est présentée, en avril 1966 au Musée dynamique et en juin 1966, au Grand Palais à Paris. Cette exposition qui permet d’appréhender «l’art africain du point de vue esthétique et historique», reçoit plus de 200 000 personnes à Dakar et 500 000 visiteurs à Paris. Pendant un instant, Dakar est devenu la figure de proue de la culture africaine. Alioune DIOP s’efface et jubile, discrètement, mais il songe déjà au prochain festival.

2 – Le Festival Mondial des Arts Nègres de 1977 à Lagos au Nigéria.

Alioune DIOP est à la recherche de l’identité africaine. La culture nègre lui apparaît comme fragile, affaiblie depuis des temps immémoriaux. Il faut donc la valoriser et la renforcer à travers ces festivals. Ce qui explique que le festival de Dakar n’a concerné que l’Afrique noire ; le Maghreb en a été exclu. Ce qui n’a pas manqué d’attiser le courroux du gouvernement algérien qui a organisé, en 1969, un festival panafricain à Alger. Par ailleurs, le courant «révolutionnaire» a été absent à Dakar, notamment la Guinée, Cuba, ainsi que tous les mouvements de libération nationale.

Pour le deuxième festival, Alioune DIOP avait pressenti l’Ethiopie, seul pays africain à n’avoir pas été colonisé, mais la guerre civile et le coût financier de l’entreprise ont fait reculer ce pays. Le Gabon et la Côte-d’Ivoire n’étaient pas intéressés. C’est en toute logique qu’Alioune DIOP s’est retourné vers le Nigéria, pays qui regorge en pétrole et aux riches traditions culturelles ; c’est «la Grèce noire», avait souligné SENGHOR. Initialement prévu pour 1970, le festival a été repoussé à 1975 en raison de la guerre civile au Biafra. Curieuse démarche, en vue de l’organisation du festival, au lieu de faire recours à la Société Africaine de Culture dont Alioune DIOP en est le Secrétaire Général, les autorités nigérianes ont chargé un prestataire privé américain pour la collecte des fonds. Ce qui va occasionner un vaste détournement de deniers, et retarder l’avènement du festival de Lagos.

En février 1976, à la suite de l’assassinat du président Murtala, le général Olusegun OBANSAJO écarte, brutalement, Alioune DIOP de l’organisation du festival. A partir de là le festival de Lagos est devenu une grande affaire commerciale, «une bruyante et vulgaire kermesse folkorique», suivant les termes de KALA-LOBE. C’est le gigantisme : 700 participants dont 335 délégués officiels sont réunis pour discuter du thème «civilisation noire et éducation». Parmi les invités, on note la présence de Cuba et de Sékou Touré qui recommande d’enterrer définitivement la Négritude. «Ni Blanchitude, ni Négritude», proclame le président guinéen.

Par ses folies de grandeur et ses dérives financières, aucun autre pays africain n’a souhaité, par la suite, organiser un troisième festival des arts nègres. Le festival de Lagos, ainsi que la mort de son fils, David, ont ruiné la santé d’Alioune DIOP qui allait disparaître le 2 mai 1980, à l’âge de 70 ans.

Quel héritage et quel message Alioune DIOP nous lèguent-il ?

Alioune DIOP a ouvert une voie qui s’élargit encore aujourd’hui vers la libération de la pensée africaine. La fermeté de l’engagement, la maîtrise de la pensée et la lucidité visionnaire, font d’Alioune DIOP une exceptionnelle personnalité du XXème siècle. La grandeur et noblesse du sentiment et de l’action d’Alioune DIOP, sa lucidité et sa ténacité ont fait de lui, selon une expression du président SENGHOR, «le Socrate noir» ou suivant fidèle ami, Jacques RABEMANANJARA, Alioune DIOP est «le cénobite de la culture noire». «Toute sa vie, Alioune DIOP sera cet éducateur, ce pédagogue, ce vulgarisateur, toujours à l’affût d’un grain d’idées à faire germer, d’un talent à cultiver, d’une valeur à consolider», renchérit Guy TIROLIEN. «Je vis en lui (A. DIOP) un homme de haute qualité plutôt qu’un Africain de haute qualité», souligne Jacques MAQUET.

Le combat engagé par Alioune DIOP nous interpelle chaque jour. Il faut nous assumer. Entre la vie et la mort, on ne balance pas. Nous avons choisi de vivre, de revendiquer notre dignité, de redonner confiance à tous pour un monde meilleur, plus fraternel et plus juste. «J’ai bien peur que les Français d’aujourd’hui ne soient guère plus mûrs que ceux d’hier pour entendre ce langage. Ce n’est plus tant l’Afrique qu’il faut décoloniser désormais : c’est la France», dit Catherine COQUERY-VIDROVITCH, professeur émérite à l’Université Paris-Diderot, Paris 7. «Si j’avais un vœu à formuler, c’est que la jeunesse africaine apprenne à mieux connaître le vrai visage d’Alioune DIOP. L’idéal qui anime sa vie est le plus beau modèle qu’on puisse présenter aux jeunes. Un continent qui produit de tels hommes peut regarder, avec sérénité, l’avenir», dit le père Engelbert MVENG. Un prix d’édition africaine Alioune DIOP a été créé en 1995 par l’Organisation internationale de la francophonie. Il est décerné tous les deux ans à la Foire internationale du livre et du matériel didactique de Dakar (FILDAK). L’Université de Bambey, dans le centre du Sénégal, porte le nom d’Alioune DIOP. Alioune DIOP a vécu, un certain temps, au 136 boulevard Serrurier, à Paris, dans le 19ème, il est donc urgent de demander à mon maire, M. François DAGNAUD, d’y apposer une plaque en l’honneur de ce grand homme.

Bibliographie très sélective :

1 – Contributions d’Alioune DIOP

DIOP (Alioune), «Discours d’ouverture du 2ème congrès international des écrivains et des artistes noirs à Rome en 1959», Présence Africaine, n°24-25, février mars 1959, numéro spécial, tome 1, 436 pages, spéc page 41 ;

DIOP (Alioune), «Histoire d’un écolier noir par lui-même», Bulletin de l’enseignement  de l’Afrique Occidentale française, n°76, juillet septembre 1930 ; Hommage à Alioune DIOP, fondateur de Présence Africaine, Rome, Edition des amis italiens de Présence Africaine, 1977, pages 164-168 ;

DIOP (Alioune), «Niam n’goura ou les raisons d’être de Présence Africaine», Présence Africaine, novembre décembre 1947, n°1, pages 7 – 14 ;

DIOP (Alioune), «Pour une modernité africaine», Présence Africaine, 1980, n°116, pages, pages 3-11.

DIOP (Alioune), allocution, in Le premier congrès international des écrivains et des artistes noirs (Paris, Sorbonne, 19-22 septembre 1956), Paris, Présence Africaine, n°8-10, numéro spécial, 1997, 408 pages, spéc. page 9 -11 ;

DIOP (Alioune), préface de, Albert TEVOEDJIRE, L’Afrique révoltée, Paris, Présence Africaine, 1958 et 2010, 157 pages ;

DIOP (Alioune), préface de, Révérend  père Placide Tempels, La philosophie bantoue, Paris, Présence Africaine, 1949, 129 pages, spéc. 7 ;

DIOP (Alioune), YAGO (Bernard), DADIE (Bernard, Bélin), Civilisation noire et église catholique, Colloque d’Abidjan des 12-17 septembre 1977, Paris, Dakar, NEA, Présence Africaine, 1978, 461 pages.

2 – Critiques d’Alioune DIOP

ACQUAVIVA (Jean-Claude), La contribution de la revue Présence Africaine à l’éveil de la conscience noire, thèse sous la direction de Colette Dubois, Université de Provence, Institut d’Etudes Africaines, 1992, 239 pages ;

AMROUCHE (Pierre), «Alioune Diop et Présence africaine : décoloniser l’art africain ?», Présence Africaine, 2010, 1, n°181-182, pages 87-91 ;

CACSEN, Communauté africaine de culture, 50 ans après le Vatican II, L’Afrique et l’héritage d’Alioune Diop, le dialogues des religions et les défis des temps présents, Colloque des 27, 28 et 29 janvier 2016, Dakar CASCEN, 2016, 61 pages ;

Colloque international,  Alioune DIOP, l’homme et l’œuvre face aux défis contemporains, Dakar, 3-5 mai 2010, in Présence Africaine, n°181-182, 2011, 460 pages ;

CORNEVIN (Robert), «De l’éducation africaine, à Présence africaine, de l’écolier noir au professeur africain», in Hommage à Alioune DIOP, fondateur de Présence Africaine, Rome, Edition des amis italiens de Présence Africaine, 1977, pages 157-163 ;

DEPESTRE (René), «Alioune Diop, l’un des pères de la civilité mondiale», Présence Africaine, 2009, 10 pages 164-169 ;

DIOP (Diallo), «Alioune Diop, Présence africaine et renaissance africaine : leçons et perspectives», Présence Africaine, 2010, 1, n°181-182, pages 135-143 ;

ENO-BELINGA (S.-M), «Le Musée Alioune Diop de Yaoundé», Présence Africaine, 1983, 1, n°125, pages 326-328 ;

FONKUA (Romuald), NGONGO (Valérie), «L’unité africaine sans culture ?», Présence Africaine, 2010, 1, n°181-182, pages 7-9  ;

GIDE (André), « Avant-propos », Présence Africaine, n°1, novembre décembre 1947, pages 3-7 ;

GLISENTI (Marcella), sous la direction de, Hommage à Alioune DIOP, fondateur de Présence Africaine, Rome, Edition des amis italiens de Présence Africaine, 1977, 467 pages ;

GRAH MEL (Frédéric), Alioune DIOP, le bâtisseur inconnu du monde noir, Abidjan, Presses  universitaires de Côte-d’Ivoire, ACCT, 1995, 346 pages ;

KALA-LOBE (Iwiyè), «Alioune DIOP et le cinéma africain», Présence Africaine, 1983, 1, n°125, pages 329-350 ;

KALA-LOBE (Iwiyè), «Alioune DIOP, un rigoriste exaspérant et enrichissant», in Hommage à Alioune DIOP, fondateur de Présence Africaine, Rome, Edition des amis italiens de Présence Africaine, 1977, pages 282-294 ;

LOCK (Etienne), Identité africaine et catholicisme : problématique de la rencontre  de deux notions à travers l’itinéraire d’Alioune Diop, 1955-1995, thèse sous la direction de Jacqueline Lalouette, Lille 3, 2014, 340 pages ;

M’BAYE (Alassane, Alioune), «Alioune Diop, le serviteur de l’ombre», Le Soleil du 28 septembre 2017 ;

MUDIMBE (Valentin), «A la naissance de Présence Africaine : la nuit de foi pourtant», Rue Descartes, 2014, 4, n°83, pages 117-136 ;

NGONGO (Valérie), «Vision d’Alioune Diop sur le rôle de la femme africaine dans la décolonisation et le devenir culturel de l’Afrique et de ses Diasporas», Présence Africaine, 2010, 1, n°181-182, pages 157-167 ;

RABEMANANJARA (Jacques), «Alioune DIOP, le cénobite de la culture noire», in Hommage à Alioune DIOP, fondateur de Présence Africaine, Rome, Edition des amis italiens de Présence Africaine, 1977, pages 17-36 ;

SARTRE (Jean-Paul), «Présence noire», Présence Africaine, n°1, novembre décembre 1947, pages 28-29 ;

SENGHOR (Léopold, Sédar), «L’humanisme d’Alioune DIOP»,  Ethiopiques, n°24, 1980, pages 6-10 ;

SINE (Babacar, Doudou), «Alioune Diop, un modèle de discrétion», Présence Africaine, 1999, 3, n°161-162, pages 9-14 ;

TAMBADOU (Moustapha), «Espérances et combats d’Alioune Diop : permanences et mutations», Présence Africaine, 2010, 1, n°181-182, pages 421-427  ;

VERDIN (Philippe), Alioune DIOP, le Socrate noir, Paris, Lethielleux, 2010, préface d’Abd Al Malik, 403 pages ;

YALA KISUKIDI (Nadia), «Le missionnaire désespéré ou de la déférence africaine en philosophie», Rue Descartes, 2014, 4, n°83, pages 77-96.

Paris, le 13 octobre 2018, M. Amadou Bal BA.

Source: blogs.mediapart.fr

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