Alors que le Mémorial Acte (Macte) ouvre ses portes au public en Guadeloupe, ce mardi, Christine Taubira explique à L’Express les raisons qui l’ont poussée à écrire L’Esclavage racontée à ma fille.

Beaucoup de politiques, mais aussi de Français, jugent inutile de revenir sur le douloureux passé de l’esclavage. Pourquoi?

Mais l’esclavage n’est pas que du passé, puisqu’il influence aujourd’hui encore notre façon de penser, nos modes de représentation! Il est aux racines même du racisme, qui fait des ravages dans notre république. Ce racisme qui pourrit la société, attaque les personnes, écrase les destinées. Ce racisme qui fait que certains ont l’arrogance de se sentir supérieurs et ne reconnaissent pas à d’autres, du fait de la couleur de leur peau, leur intégrité humaine ou leur droit légal, légitime, d’appartenir à la république. Oui, tout cela est né de là et à ce moment-là.

Pourquoi? Parce que la doctrine raciale, dont découlera le racisme, a été conçue pour justifier un système économique d’exploitation sur la souffrance et sur l’exploitation des esclaves. Uniquement pour permettre aux pays capitalistes de s’enrichir à moindre coût. Alors il faut bien que l’on comprenne le sens de ce que fut l’esclavage, mais aussi les conséquences actuelles de ce crime.

L’abolition ne suffisait donc pas…

 

 

Lorsque l’esclavage a définitivement été aboli en France, en 1848, certains se sont imaginés que l’on mettait fin à un système et qu’il n’y avait donc plus lieu d’en parler. Mais, encore une fois, les stigmates de cette exploitation sont toujours là, même si, contrairement à un autre crime contre l’humanité très différent – la Shoah – il n’y a plus d’esclave vivant pour témoigner. Ces drames, là encore à la différence de ceux de la Shoah, ne se sont pas non plus déroulés sur le théâtre européen, bien que des villes comme Nantes ou Bordeaux en portent encore la marque. D’où cette mémoire si courte, si parcellaire, si fragile.

« Mais aussi la haine – peut-être inconsciente – d’une femme noire »

Certains aimeraient croire que ces crimes leurs sont étrangers parce qu’ils ne les ont pas vus ou pas vécus, mais les villes dont je parlais, la France, l’Europe, doivent leur développement et leur richesse à ce système d’Etat qui a organisé volontairement, rationnellement, avec la bénédiction du Vatican, la traite et l’esclavage.

Est-ce à ces racines là, et au racisme, que vous attribuez le déferlement de haine dont vous êtes l’objet en tant que ministre de la Justice?

A mon avis, plusieurs raisons s’additionnent. Les personnalités politiques qui m’ont prise pour cible, et qui ne m’ont plus lâchée depuis, n’ont pas seulement la haine de la militante de gauche que je suis, pas seulement la haine d’une personne ayant des convictions, les affiche et les défend, pas seulement la haine d’une femme, mais aussi la haine – peut-être inconsciente – d’une femme noire. Oui, c’est la haine de tout cela à la fois, et le refus de reconnaître qu’une telle femme soit légitime au poste de garde des Sceaux, qui explique cette extraordinaire agressivité.

Le racisme est à l’origine de représentations plus ou moins conscientes, souvent subliminales, qui assimilent le noir à ce qui est sale, au voleur, etc. En ce qui me concerne, mes opposants politiques n’ont jamais franchi la limite qui les conduirait devant la justice, mais ils ont ouvert les vannes de l’intolérance et fait sauter des verrous. Ils ont permis à d’autres de s’engouffrer dans la brèche.

Contrairement à certains, vous ne réclamez ni repentance, ni réparations financières pour les descendants d’esclaves…

Le crime lui-même est irréparable, mais on peut, en revanche, tenter d’en réparer les conséquences. Et pour moi, cela ne passe pas par de l’argent, mais par des politiques publiques – notamment l’enseignement et la culture – pour dire tout ce qui a été nié, occulté sur les richesses que les anciens esclaves ont apportées à l’humanité, et pas seulement sur le plan économique, mais concernant aussi l’apport aux langues, comme par exemple le créole, aux musiques, comme par exemple le jazz, aux religions, avec les syncrétismes, voire à la médecine, à travers le savoir transmis, entre autres, sur l’usage des plantes médicinales.

J’aimerais aussi que les gens sachent ou se souviennent que lors de l’abolition, les anciens maîtres ont réclamé et obtenu des compensations financières pour la perte de leurs esclaves, autant dire de leur capital. Haïti a ainsi dû payer la rançon – au sens premier du terme – de son indépendance, en versant aux anciens propriétaires 150 millions de francs-or, alors que ceux auxquels on aurait dû réparation étaient plutôt ces milliers d’esclaves qui, pendant des générations et des générations, ont travaillé gratuitement pour leurs exploiteurs.

Concernant la repentance, plutôt que des excuses publiques, je préfère la reconnaissance de l’esclavage légal – organisé, pratiqué ouvertement et officiellement durant plusieurs siècles avec l’assentiment des plus hautes autorités – pour ce qu’il est: un crime contre l’humanité. Et que l’on ait le courage d’en tirer des enseignements. La loi votée en 2001 a instauré, outre cette reconnaissance, l’obligation de fixer une date, pour, entre autres, commémorer et enseigner la mémoire de l’esclavage. Maintenant, il faut continuer à faire vivre cette loi.

Le Mémorial ACTe (Macte) est-il l’outil approprié pour cela?

Cet ouvrage a sa place, sa raison d’être. Désormais, c’est à ceux qui en ont la charge de préciser sa mission, ses finalités, de le rendre utile. Il a déjà le mérite de témoigner physiquement, dans l’espace public, des drames vécus en Guadeloupe et dans la Caraïbe. A lui aussi d’attiser la curiosité pour ces questions, même si les gens n’ont pas tendance à se pencher naturellement sur leur passé quand il est douloureux.

 

Les détracteurs du Macte ont trouvé qu’en période de crise, l’argent qui y a été investi aurait pu être utilisé ailleurs. Mais je pense, moi, que les responsables politiques ont le devoir, même si cela n’est pas toujours populaire, de contribuer au savoir, à la connaissance du passé, à la reconnaissance de ce qui est dû. Le devoir de nourrir les consciences. Même si je peux comprendre que le coût de ce bâtiment suscite le débat sur une île où le chômage sévit lourdement, il existe toujours dans les milieux modestes – que je connais bien parce que j’en suis issue – cette aspiration à s’élever mentalement, à s’approprier le savoir. Et dans ces milieux là, je vous assure que les mères ne songent pas seulement à faire bouillir la marmite. Elles ont aussi, comme c’était le cas de la mienne, le respect de la culture, de la littérature, de la transmission.

 

Toute la difficulté est de trouver la bonne distance avec cette histoire-là. Et de comprendre, encore une fois, que contrairement à l’esclavage contemporain, la traite négrière a été organisée par des Etats, des textes, des lois, des régimes fiscaux, des monopoles, des compagnies auxquelles participaient financièrement ces Etats et dont ils tiraient bénéfice. Les victimes n’avaient donc aucun secours possible, et il faut bien que nous arrivions à admettre cela. Admettre que pour construire ce terrible système, on a élaboré la doctrine raciale d’abord, raciste après.

Et il faut – là encore, j’insiste – admettre que le racisme est né avec ce système-là, et à cette période-là. Il faut déconstruire tout cela, bien avoir en tête que, même au temps de l’esclavage, des voix s’élevaient déjà contre cette horreur, des débats publics étaient organisés dans les milieux politiques, philosophiques, religieux. On avait conscience de ce que l’on faisait. Aujourd’hui, l’esclavage continue de se pratiquer sous d’autres formes – que nous devons, bien sûr, fermement le combattre. Mais il est officiellement et internationalement interdit. Lourdement puni, aussi. La différence est de taille.

L’esclavage raconté à ma fille (Ed. Philippe Rey).

Source : lexpress.fr

le 7 juillet 2015.

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