Avant d’en venir à ce qu’on appela à l’époque « l’affaire Ely Ould Dah », précisons que l’emploi par nous de la catégorie « victimes mobilisées », traduit comme chez Johanna Siméant, Lilian Mathieu et Sandrine Lefranc471, la volonté d’en référer à des rassemblements d’individus, de victimes qui se firent sur la base de revendications communes et dont la parole est portée par des représentants. Cette catégorie renvoie donc aux organisations de victimes qui se constituèrent, se mobilisèrent et furent mobilisées par des porte-parole qui firent de la dénonciation des exactions du régime d’Ould Taya et la reconnaissance du préjudice qui était celle des victimes, la quintessence de leur lutte.

Cette lutte, cette offensive des associations généra à la fois, du coté des victimes et du côté des accusés, de vives réactions chargées de passion. Les affaires « Sid’ Ahmed Ould Boilil » et Ely Ould Dah » nous donneront l’occasion de voir combien l’Etat mauritanien, aux moments de ces affaires, était encore loin de la résolution effective du « passif humanitaire ».

 

La première affaire avait pour acteur principal Sid’ Ahmed Ould Boilil, commandant de l’armée mauritanienne, en poste à Nouadhibou et qui au cours de l’année 1993 effectue un stage de formation en France. Ayant eu connaissance du séjour du commandant Boilil que certaines victimes accusaient d’avoir été au cœur des exactions commises à Inal, l’association Agir Ensemble pour les Droits de l’Homme472, sur demande des associations de victimes, déposa une plainte auprès des autorités judiciaires françaises contre Ould Boilil, pour le chef d’accusation de « crime de torture ». Menacé d’une arrestation imminente, celui-ci interrompit son stage et quitta précipitamment le territoire français en mars 1993. Malgré cette fuite, un signal fort avait été envoyé aux autorités mauritaniennes qui prirent soin, après cet incident, de faire voter une loi d’amnistie mettant à l’abri les membres des forces armées et de sécurité (cf.chapitre 2). C’est donc armé de la certitude que la loi d’amnistie protégerait les membres de l’armée et des forces de sécurité, qu’en 1999, l’Etat mauritanien envoya le capitaine Ely Ould Dah en France pour un séjour de formation. Et c’est à cette occasion que l’offensive des organisations de victimes allait prendre une envergure beaucoup plus importante. Avec « l’affaire Ely Ould Dah », le gouvernement mauritanien commença à ressentir les pressions qui étaient exercées de l’extérieur par les collectifs de victimes. Au moment des « événements de 89 », Ely Ould Dah, capitaine de l’armée mauritanienne, occupait la fonction d’officier de renseignements la prison de Jreida, lieu où s’était tenu le procès des officiers noirs en 1987 et qui allait ensuite être le lieu où allait disparaître nombre de civils et militaires négro-africains. En 1999, alors qu’il effectuait un stage en France dans la ville de Montpellier, à « l’école d’application d’infanterie », une plainte est déposée à son encontre par Ousmane Dia et Mamadou Diagana, ex-officiers de l’armée mauritanienne473, qui l’accusaient non seulement d’avoir donné des consignes autorisant les gardiens de la prison de Jreida à se livrer à des actes de torture mais d’avoir également personnellement pris part à des séances de torture dont les plaignants eux-mêmes furent victimes. La plainte fut introduite avec le soutien actif de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), l’Association Mauritanienne des Droits de l’Homme (AMDH) et de l’Association d’Aide aux Veuves et Orphelins de Militaires Mauritaniens (AVOMM)474.

 

Ely Ould Dah fut donc arrêté et mis en examen le 2 juillet 1999 pour « crime de torture » 475 par la chambre d’accusation du tribunal de Montpellier. Durant les mois qui vont suivre, le capitaine Ould Dah sera détenu à la prison de Villeneuve les Magelons. Le juge Lesaint sera chargé à l’époque par le procureur de la République de la ville de Montpellier d’instruire l’affaire. Et dès le 3 juillet, une confrontation à l’initiative de ce dernier, fut organisée entre Ely Ould Dah et les parties civiles. L’accusé ne reconnut pas les faits qui lui étaient reprochés. A partir de cet instant, une véritable crise diplomatique survint entre la France et la Mauritanie, deux Etats qui depuis 1991 tentaient d’entretenir des relations diplomatiques jadis contrariées par le soutien d’Ould Taya à Saddam Hussein lors de la Guerre du Golfe. Invoquant la loi d’amnistie de 1993 qui interdisait la poursuite des membres des forces armées impliqués dans la vaste répression des années 1989-1990, l’Etat mauritanien exprima son désaccord quant aux poursuites dont le capitaine Ould Dah était l’objet. Aussi, en représailles à l’arrestation de ce dernier, les autorités mauritaniennes expulsèrent les conseillers militaires envoyés par la France en Mauritanie et conditionnèrent le séjour des ressortissants français sur le territoire mauritanien à la possession d’un visa d’entrée et de séjour. Soucieux de préserver les bonnes relations qu’elles avaient avec la Mauritanie, la France, par le biais du ministère des affaires étrangères, adressa au parquet de Montpellier une note en forme de mise en garde, note qui était clairement une pression implicite exercée par le pouvoir exécutif sur l’autorité judiciaire. Celle-ci rappelait clairement la nécessité de préserver à tout prix les relations entre les deux Etats. « La France demeurant le premier partenaire commercial de la Mauritanie et développant avec elle une coopération militaire importante », il fallait impérativement ménager les autorités mauritaniennes. Evoquant l’affaire Ould Dah et la crise diplomatique qui en fut la conséquence, la note regretta que « depuis les événements de 1990-1991, des affaires similaires concernant des stagiaires mauritaniens en France aient mis à mal les relations avec la Mauritanie »476. En clair, du point de vue de la diplomatie française, il aurait tout simplement fallu étouffer ou marginaliser l’affaire Ould Dah en remettant ce dernier en liberté. Après un premier rejet, le 22 juillet 1999 d’une demande de remise en liberté du capitaine Ould Dah, la cour, sous pression, accepta le 28 septembre de la même année, sa libération en lui imposant de se soumettre à l’obligation d’un contrôle judicaire. Par mesure de précaution, Ould Dah fut assigné à résidence et son passeport confisqué. Pour motiver sa décision de remettre le capitaine Ould Dah en liberté, la cour expliqua qu’elle était liée à une « difficulté d’application de la loi pénale, fondée sur le fait que la torture n’a été intégrée comme infraction autonome dans la législation française qu’en mars 1994 »477.

 

A cette explication, les organisations de victimes opposèrent deux textes qui dans leurs dispositions, prenaient le contre-pied des motivations de la cour. Le premier, tiré de la constitution française du 4 octobre 1958, disposait dans son article 55 que les « traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ». Or on se souvient que c’est sur la base de la « convention contre la

torture et autres peines ou traitements inhumains cruels, inhumains et dégradants » adoptée en 1984, que les parties civiles en France purent saisir la justice française et introduire leur plainte. La Mauritanie et la France ayant ratifié cette convention, la plainte était non seulement recevable mais en plus, les tribunaux français étaient compétents en la matière. C’est cette convention qui dans son article 4, permit aux associations de contester la décision de la cour puisqu’elle dispose que « tout Etat partie veille à ce que tous les actes de torture constituent des infractions au regard de son droit pénal », puis poursuit à son article 5 que « tout Etat partie, prend également les mesures nécessaires pour établir sa compétence aux fins de connaître desdites infractions dans le cas où l’auteur présumé de celles-ci se trouve sur tout territoire sous sa juridiction et où ledit Etat ne l’extrade pas ». Quoiqu’il en soit, le capitaine Ould Dah, après avoir recouvré la liberté, réussit comme le commandant Boilil, des années auparavant, à regagner mystérieusement la Mauritanie le 5 avril 2000, échappant ainsi aux poursuites judiciaires en France. On ne saurait, compte tenu du secret qui entourait cette fuite, ne pas évoquer un document que l’AVOMM fit paraitre en octobre 1999 et qui était pour le moins prémonitoire. Ce document disait entre autres:

Personne n’est dupe sur les véritables intentions du Quai d’Orsay et du lobby français favorable à Nouakchott. Sinon, pourquoi ils auraient fait des pressions sur la Chambre d’accusation de la Cour de Montpellier (…). Les nationalités négro-africaines ont aujourd’hui l’intime conviction qu’après la libération déguisée d’Ould DAH, sa fuite sera organisée vers la Mauritanie avec une approbation bienveillante des autorités françaises »478.

 

L’affaire Ely Ould Dah et la fuite de l’accusé, ne parvinrent pas quelques mois plus tard, à empêcher la mise au banc de la Mauritanie. Le 7 avril 2000, un mandat d’arrêt international est lancé contre le capitaine Ould Dah alors qu’en France, la mobilisation des victimes continuait à prendre de l’envergure. Après cinq années de procédures, le procès d’Ely Ould Dah s’ouvrit en son absence devant la cour d’assise de Nîmes, le 30 juin 2005 en vertu du principe de « compétence universelle ». Le 1er juillet 2005, la cour d’assise condamna l’accusé par contumace à dix ans de réclusion criminelle, peine maximale en matière de torture. Cette décision avait une très grande charge symbolique puisque c’était la première fois qu’une juridiction étrangère reconnaissait un officier de l’armée mauritanienne coupable de torture sur des détenus et par voie de conséquence, sonnait le glas de l’impunité sur le territoire français, pour les responsables de pareils crimes. Par ailleurs, cette décision reflétait clairement la vigueur et la pugnacité des groupes associatifs qui, de par leurs actions, signifiaient à l’Etat mauritanien que le retour à la normal devait aussi impérativement passer par la discussion de la question des disparus et rescapés.

L’affaire Ely Ould Dah » suscite encore de grandes polémiques entre adversaires et partisans de sa condamnation et du mandat d’arrêt lancé contre lui. Les demandes d’extradition formulées par les avocats des parties civiles contribuent largement à l’entretien de ces polémiques qui médiatiquement tournent à l’avantage des plaignants. A ce propos le dernier fait marquant de cette affaire fut la lettre (cf.infra) adressée en juillet 2007 au Garde des sceaux français, Rachida Dati, l’exhortant à faire pression sur les autorités mauritaniennes en vue de l’exécution de la peine à laquelle le capitaine Ely Ould Dah avait été condamné. De fait, les « affaires Ould Boilil et Ould Dah » permirent d’abord assez clairement de montrer que le climat sociopolitique n’était pas aussi apaisé que les pouvoirs publics mauritaniens à l’époque voulaient bien le dire. Ensuite, avec ces affaires, il devenait difficile de prétendre sortir de la crise en éludant des éléments dont la discussion était essentielle pour les victimes. Et si les plaintes contre les deux officiers mauritaniens traduisaient en grande partie, la volonté des groupes associatifs de révéler au grand jour les exactions du régime Ould Taya, cette volonté allait davantage s’affirmer avec les plaintes déposées cette fois-ci, contre Ould Taya lui-même.

 

Notes

  • 471 Johanna Simant, Lilian Mathieu et Sandrine Lefranc, « Les victimes écrivent leur histoire », Raisons politiques, n°30, juin 2008, pp.5-19.
  • 472 Agir Ensemble pour les droits de l’homme est une ONG, qui a été « créée en 1989. Elle est membre du réseau de l’Organisation Mondiale Contre la Torture. Depuis 1993, elle a le statut d’observateur auprès de la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples et, depuis avril 1998, le statut consultatif auprès de l’ONU. Son mandat consiste à promouvoir partout les droits et libertés inscrits dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et d’autres textes fondateurs, en particulier le pacte international sur les droits civils et politiques, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, la Convention Européenne des Droits de l’Homme, la Convention Interaméricaine relative aux Droits de l’Homme (Pacte de San José), la Convention contre la Torture. ». Pour les lecteurs désireux d’en savoir davantage sur cette association, voir le site internet, http:// www.aedh.org.
  • 473 Les deux plaignants que nous avons rencontrés à l’occasion d’entretiens, sont aujourd’hui membre de la CAMME (coordination des anciens militaires mauritaniens en exil), une association basée en France et qui milite activement pour la reconnaissance et la réparation des préjudices subis par les victimes militaires.
  • 474 Présidé aujourd’hui par Rougui Dia, l’AVOMM a été créée le 25 décembre 1995 par d’anciens militaires mauritaniens exilés en France. L’association à pour principal but de venir en aide aux veuves et enfants de militaires disparus.
  • 474 Présidé aujourd’hui par Rougui Dia, l’AVOMM a été créée le 25 décembre 1995 par d’anciens militaires mauritaniens exilés en France. L’association à pour principal but de venir en aide aux veuves et enfants de militaires disparus.473 Les deux plaignants que nous avons rencontrés à l’occasion d’entretiens, sont aujourd’hui membre de la CAMME (coordination des anciens militaires mauritaniens en exil), une association basée en France et qui milite activement pour la reconnaissance et la réparation des préjudices subis par les victimes militaires.
  • 475 Crime prévu par la convention de New York de 1984. La France et la Mauritanie sont signataires de cette convention.
  • 476 International Justice Tribune, « Ely ould Dah, une figure de bourreau sur mesure » du 11-24/07/05
  • 477 Libération Afrique, « Affaire Ely Ould Dah : bientôt deux ans d’attente injustifiée », octobre 2004, p.1. Cet article est consultable sur le site internet, http://www.liberationafrique.org/spip.php?article313.
  • 478 Communication de l’AVOMM, « Mauritanie, la France attise le feu de l’intolérance raciale et ethnique »,octobre 1999, p.7.

Extrait de : « Le passé violent et la politique du repentir en Mauritanie :

1989-2012 » Sidi N’Diaye

Thèse Doctorat de Science politique dirigée par M. Jean-Charles Szurek, Directeur de Recherche au CNRS Octobre 2012

Université Paris-Ouest Nanterre La Défense UFR de Droit et de Science politique Institut des Sciences sociales du Politique – ISP Unité Mixte de Recherche 7220 du CNRS

 

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