Il y a de ces lectures dont on ne sort pas indemne, tant le flot d’émotions qu’elles suscitent, bouscule le lecteur jusqu’au tréfonds de son être. Tel est l’effet que procure la lecture de l’ouvrage, A Muslim American slave, The Life of OMAR IBN SAID. Il s’agit de la traduction en anglais de l’autobiographie rédigée en arabe par un natif du Fouta au Sénégal et vendu comme esclave en Amérique. Un livre émouvant où l’on s’imprègne du récit d’un homme qui exprime ses peines et joies, rusant pour garder intacte sa foi dans un milieu hostile, et où l’on découvre que l’esclave pouvait être plus docte que son propriétaire.
La traduction parue au mois de juin de cette année, est l’œuvre d’Ala Alryyes, professeur à Yale University. L’ouvrage renferme également des articles et correspondances provenant de spécialistes qui apportent des informations contextuelles sur la vie et l’œuvre d’Omar Ibn Said. On y appréciera, notamment, le texte éclairant de Sylviane Diouf. Cette traduction constitue un événement dans le monde de la recherche universitaire, car après une première traduction en 1925 faite par Isaac Birds dans l’American Historical Review, le manuscrit original a été égaré. Il n’a été retrouvé que 70 ans plus tard, en 1995, dans une vielle malle en Virginie et racheté par un collectionneur, Derrick Joshua Beard, qui le mit à la disposition des bibliothèques, musées et universités. Ce Joshua Beard, converti à l’Islam, s’était rendu en 1998 au Sénégal afin de retracer les origines du célèbre esclave. Le texte d’Omar Ibn Said occupe une place importante dans l’histoire littéraire américaine. Il est en effet la seule autobiographie en arabe produite par un esclave. Initialement écrit en 1831, il comporte 23 pages et est rédigé avec une calligraphie en style maghribi (généralement adopté par les marabouts et les écoles coraniques de l’Afrique de l’Ouest).Omar Ibn Said, connu également en Amérique sous les appellations de Prince Moro, Morro, Meroh, Uncle Moreau, Umeroh, Monroe, etc., est né vers 1770 au Sénégal, plus précisément au Fouta. Son père s’appelait Said et sa mère Oum Hani. Après ses humanités coraniques, Omar s’abreuva de connaissances auprès de plusieurs maîtres sur une période de 25 ans. Il devint par la suite enseignant et commerçant.
Omar Ibn Said (on écrit aussi Sayyid ou Saeed) pourrait être vraisemblablement, selon Sylviane Diouf, un de ces proches de l’Almamy Abdel Kader Kane qui furent capturés et vendus à la suite de l’assaut mené par les Bambaras du Kaarta contre le Fouta; l’année de la capture d’Omar (1807) correspondant en effet à la date de l’assassinat de l’Almamy.
C’est au cours de cette même année, alors qu’il est âgé de 37 ans, qu’il est vendu comme esclave à Charleston (Caroline du Sud). Après 2 ans de dur labeur imposé par un maître qui le maltraitait et qu’il méprisait, il réussit à s’enfuir et erra pendant un mois. Capturé de nouveau, il se retrouva en prison pendant 6 jours à Fayetteville. Omar devint du jour au lendemain célèbre pour avoir écrit sa plainte en arabe sur les murs de sa cellule grâce à du charbon trouvé sur place. Ces « écritures étranges » fascinèrent ses geôliers et les habitants de la ville. Il sera racheté par un certain Mitchell puis devint propriété du général James Owen de Bladen County avec lequel il restera jusqu’à sa mort en 1864, année également de la disparition du grand djihadiste El Hadj Omar Tall, son contemporain et homonyme. Il était âgé de 94 ans et n’avait pas laissé de descendance en Amérique.
Omar attira l’attention sur lui par sa maîtrise de l’arabe : « Il écrit d’une main de maître, de droite à gauche, dans une langue qualifiée d’étrange, disait un observateur de l’époque ». Ceux qui ont pu le rencontrer soulignaient sa silhouette distinguée et sa grande dignité. Un journaliste du New York Observer remarquait, en 1863, « ses doigts effilés et le raffinement de sa démarche ».
La fascination à l’endroit du célèbre esclave conduisit même certains à dire qu’il ne serait pas un « nègre » comme les autres; qu’il serait une anomalie, un « prince arabe », un « noble » tombé par accident chez les « sauvages » et même un franc-maçon qui, lorsqu’il a été reconnu comme tel, a bénéficié d’un traitement de faveur le restant de sa vie.
Si dans son autobiographie Omar mentionne qu’il a embrassé la religion de Jésus-Christ, c’est selon le professeur Alryyes, pour ménager son entourage. Omar a fait de la résistance dans son texte qu’il faut lire entre les lignes. Son manuscrit semble renfermer un sens ésotérique (hidden meaning), des paroles à double sens (double utterances) destinées à un cercle restreint de lecteurs. En témoigne l’usage qu’il fait des chapitres coraniques Al-Mulk (La Royauté) et Al-Nasr (La Victoire), invoqués par lui à l’intention de ceux qui n’acceptent pas le message du prophète Mohammad. La mise à nu de cet aspect du texte d’Omar constitue d’ailleurs l’originalité de cette nouvelle traduction d’Ala Alryyes.
Omar rédigea son texte en réponse à la demande d’un certain Hunter qui, probablement, est, selon Alryyes, le Révérend Eli Hunter de l’American Colonization Society, qui voyagea dans la région dans les années 30. À l’intention de ce « Hunter », Omar écrivit :
« D’omar à Cheikh Hunter : Vous m’avez demandé d’écrire ma vie. Je ne saurais le faire car j’ai oublié ma langue et celle des Arabes. Je sais tout juste un peu de grammaire et de vocabulaire. Ô mes frères, en raison de ma faiblesse visuelle et corporelle, je vous demande, au nom d’Allah, de ne point me blâmer.
Mon nom est Omar Ibn Said; Je suis né au Fouta Toro, entre les 2 rives. J’ai étudié au Boundou et au Fouta auprès de Cheikh Mohammad Said, auprès de mon frère et auprès de Cheikh Souleymane Kimba et Cheikh Djibril Abdal. J’ai continué à chercher le savoir durant vingt-cinq ans. Je revins chez moi et y demeurai pendant 6 ans. Une grande armée vint dans notre contrée et tua beaucoup de personnes. Elle me captura, me conduisit dans la grande mer, me vendit comme esclave à un Chrétien (Nasrani) qui m’amena en bateau.
Nous sommes restés en mer durant un mois et demi jusqu’à ce que nous arrivions à un endroit appelé Charleston…..Un petit homme chétif nommé Johnson, un infidèle (Kafir) qui ne craignait point Allah, m’acheta. Je suis un homme faible qui ne peut effectuer de dur labeur. Aussi réussis-je à m’échapper durant un mois et me rendis à une place appelée Faydel (Fayetteville). C’est là que j’aperçus des maisons pour la première fois durant tout ce mois. J’entrai dans une maison pour prier et vis un jeune homme à cheval qui fut rejoint plus tard par son père. Il dit à son père avoir aperçu un Noir (Soudani) dans la maison. Un homme appelé Hindah accompagné d’un autre à cheval et de plusieurs chiens, me demanda de venir avec eux. Après avoir parcouru 19 kilomètres, nous arrivâmes à Faydel. Ils me gardèrent prisonnier dans une grande maison appelée jîl (jail) dans leur langue, durant 6 jours. Le vendredi suivant, un homme vint et ouvrit la porte de la cellule et je vis plusieurs personnes qui parlaient une langue occidentale (nasrani). Ils m’interpellèrent : est-ce votre nom Omar, Said? Je ne comprenais pas leur langue. Je vis un homme qui s’appelait Bob Mumford qui parlait [aux geôliers]. Il décida de me sortir de prison; ce à quoi je consentis avec plaisir. J’ai séjourné à la maison de Mumford plusieurs jours durant. C’est alors qu’un homme nommé Jim Owen, époux de la fille de Mumford, Betsy, me demanda : « Seriez-vous disposé à venir avec moi à Bladen [County]. Je répondis : « oui ». Depuis lors je suis resté avec Jim Owen…
Avant ma venue au pays des Chrétiens, ma religion était celle de Mohammad, le prophète d’Allah. Qu’Allah le bénisse et lui accorde la paix. J’allais à la mosquée avant l’aube, je l’avais ma figure, ma tête, mes mains, mes pieds. J’effectuais les prières de la mi-journée, de la fin de l’après-midi, du coucher du soleil et de la nuit. Je donnais l’aumône chaque année en or, argent, en récoltes et bétail : moutons, chèvres, riz, blé et orge. Je m’engageais chaque année au djihad contre les infidèles. J’allais à La Mecque et à Médine comme l’ont fait ceux qui en avaient les moyens. Mon père a six fils et cinq filles, et ma mère a trois fils et une fille. Quand j’ai quitté mon pays, j’avais trente-sept ans. Je suis resté dans le pays des Chrétiens pendant 24 années… (notre traduction).
Ces quelques lignes sont extraites de la deuxième partie du manuscrit; la première partie elle, consistant en des extraits tirés du chapitre coranique, Al-Mulk.
L’autobiographie d’Omar Ibn Said n’est pas le seul texte qu’il ait écrit. Il existe d’autres manuscrits (13 connus) qui ont survécu parmi lesquels celui qu’il rédigea en premier en 1819 et dans lequel il exprima son désir de rentrer chez lui : Je veux être aperçu en Afrique dans un endroit du fleuve nommé Kaba. Ce texte est traduit par le professeur John Hunwick dans l’ouvrage d’Alryyes. Le dernier texte d’Omar, rédigé en 1857, est une reprise du chapitre coranique Al-Nasr.
Beaucoup d’intellectuels, ethnologues et missionnaires s’étaient intéressés à l’autobiographie d’Omar Ibn Said dès sa parution et au cours des années qui ont suivi. Le regain d’intérêt actuel auquel ont contribué des études telles celles de Sylviane Diouf (Voir son Servants of Allah: African Muslims Enslaved in the Americas), ne peut être que bénéfique pour la recherche historique sur les esclaves musulmans déportés en Amérique qui, selon les statistiques, comptent pour 10% sur le nombre total d’esclaves.
L’histoire d’Omar Ibn Said démontre, par ailleurs, l’importance de l’acquisition du savoir. Si Omar a perdu famille, amis et biens matériels, il lui restait cette instruction obtenue à force de pérégrinations (jawalân) chez différents maîtres, comme c’était d’usage durant cette époque dans la zone sénégalo-mauritanienne. C’est ce bien précieux qui a fait de lui un personnage historique important dans la littérature américaine et dans l’histoire universelle.
Joseph E. DIOP
7 mars 2016