Le 9 avril 1989, à Diawara, un village situé sur une île du fleuve Sénégal, un conflit entre des bergers mauritaniens et des paysans sénégalais entraîna la mort de deux de ces derniers. Cet incident– pour lequel le Sénégal a tenu les autorités mauritaniennes responsables, malgré les démentis répétés de celles-ci –va engendrer une série d’événements qui mena la Mauritanie et le Sénégal au bord d’un conflit. L’hostilité entre les deux pays provoqua une vague de violences ethniques et de tueries qui se solda rapidement par l’expulsion de dizaines de milliers de Noirs de Mauritanie, expulsions accompagnées de nombreuses exécutions sommaires, d’arrestations arbitraires, de tortures, de viols et de confiscations de biens.

 

L’un des facteurs sous-jacents de ce conflit et des expulsions qui suivirent est la tendance qu’ont les Beydanes à considérer les Négro-africains comme étant des Sénégalais, la nationalité mauritanienne comptant moins que l’identité raciale. Il semblait par conséquent logique pour les Beydanes de s’en prendre aux Négro-mauritaniens en représailles des attaques perpétrées par les Sénégalais contre les Mauritaniens blancs.

Aucune preuve n’a été établie indiquant que ces expulsions faisaient partie d’un « plan global » prémédité par les autorités mauritaniennes visant à l’élimination de la population noire. Il semble plutôt que ces dernières aient profité de cette occasion pour accélérer leurs efforts d’arabisation du pays et se venger sur les groupes ethniques noirs des attaques dont firent l’objet les Maures mauritaniens au Sénégal. Il est clair que ces expulsions avaient aussi pour objectif de terroriser la population noire.

Les expulsions doivent être analysées dans le contexte de la structure sociale traditionnelle qui prévaut dans la vallée du fleuve Sénégal. Pendant des siècles, le fleuve était une artère de communication et de commerce, le centre de la société, en somme, l’antithèse d’une frontière. Le fleuve était, comme l’a décrit un Mauritanien, « comme une rue du village »: les familles vivaient et cultivaient fréquemment des deux côtés; les pirogues ou les canoës allaient et venaient et le commerce se faisait librement entre les deux rives. La notion de fleuve en tant que frontière administrative et politique était totalement contraire aux coutumes et traditions locales.

Pendant la période coloniale, le territoire qui comprend actuellement le Sénégal et la Mauritanie était administré à partir de Saint-Louis au Sénégal. Malgré la création de deux pays distincts en 1960 (11), la vie le long de la vallée du fleuve Sénégal resta pratiquement inchangée pour la majorité de la population. Les habitants de la vallée n’avaient pas vraiment l’utilité de papiers officiels tels que des cartes d’identité, sauf s’ils envisageaient de poursuivre des études supérieures ou de postuler à certains postes; la plupart des Noirs de la vallée ne possédaient donc pas de papiers établissant leur nationalité. La plupart d’entre eux étudiaient à Saint-Louis ou à Dakar, où se trouvaient les établissements d’éducation supérieure, ou s’y rendaient à la recherche d’un emploi; mais ils revenaient plus tard vivre en Mauritanie. En outre, les bergers peuhls, dont la vie nomadique était basée sur des déplacements libres et illimités, considéraient les pâturages des deux rives du fleuve comme leur domaine naturel.

La capitale administrative coloniale, Saint-Louis, fut sise à l’indépendance dans le territoire sénégalais, impliquant ainsi que les fonctionnaires mauritaniens de l’ère coloniale vécurent et travaillèrent dans ce qui devint le Sénégal; leurs enfants y naquirent. Ceux qui, parmi ceux-ci, s’installèrent plus tard à Nouakchott ou rentrèrent en Mauritanie pour prendre leur retraite, furent accusés en 1989 d’être originaires du Sénégale. Beaucoup furent expulsés. Cela est particulièrement vrai pour leurs enfants.

Etant donné sa mobilité, la population de cette région vécut les événements de 1989-90 comme un choc violent. Du jour au lendemain, la rive mauritanienne du fleuve se transforma en zone militaire sous haute surveillance et un couvre-feu fut imposé. Bien que non déclarées officiellement, ces mesures avaient les effets d’un état d’urgence. Le fleuve lui-même devint un « no man’s land » où n’osaient plus s’aventurer les riverains. Familles et villages furent séparés et la communication devint presque impossible.

Bien que les expulsions massives aient pris fin en 1990, des cas isolés d’expulsions, d’arrestations et d’assassinats furent rapportés jusqu’en 1993. La vallée du fleuve Sénégal est placée sous une sorte d’occupation militaire, de nombreuses bases militaires assurant le maintien d’une atmosphère de répression générale.

LES EMEUTES DE DAKAR ET DE NOUAKCHOTT

A la suite du conflit frontalier de Diawara, qui entraîna la mort de deux Sénégalais, de violentes émeutes anti-Mauritaniens éclatèrent à Bakel, Dakar et dans d’autres villes du Sénégal. Les Mauritaniens possédant la majorité du commerce de détail au Sénégal, nombreuses de leurs boutiques furent pillées. Mark Doyle, un journaliste britannique basé à Dakar, fit la description suivante des violences:

Presque immédiatement après que la nouvelle du meurtre de deux Sénégalais à la frontière s’est répandue –tués, selon les médias sénégalais, par des Mauritaniens– le pillage des boutiques des Mauritaniens a commencé dans la ville voisine de Bakel. La police sénégalaise a dû prendre les Mauritaniens sous sa protection pour éviter que les villageois mécontents ne les attaquent. Ce scénario s’est répété à travers tout le Sénégal…[d]ans la banlieue de [Dakar], le pillage systématique des boutiques appartenant aux Mauritaniens semble être devenu un sport national (12).

Les attaques des boutiques mauritaniennes commencèrent véritablement à Dakar les 22 et 23 avril. La plupart des destructions semblent avoir été le fait de bandes de jeunes chômeurs, ce qui amena nombre d’observateurs à lier les évènements de Dakar à un sentiment croissant de frustration engendré par la situation économique et politique du pays. La police parvint finalement à restaurer l’ordre dans la nuit du dimanche 23 avril.

Les violences de Dakar déclenchèrent des émeutes à Nouakchott. La tension s’accrut à Nouakchott et à Nouadhibou le 24 avril alors que les nouvelles des pillages perpétrés au Sénégal se répandaient. La campagne de terreur contre les Négro-mauritaniens commença les 24 et 25 avril. Dans la soirée du lundi et pendant tout la journée du mardi qui suivit, des Haratines armés furent amenés en camion dans les quartiers sénégalais de la ville (13). Les Négro-mauritaniens, les Sénégalais, ainsi que les autres Noirs africains furent brutalement attaqués, soumis à toutes sortes de sévices et certains furent battus à mort. Bien qu’aucun chiffre précis ne soit disponible, on estime qu’au moins 150 à 200 Noirs furent tués. Le gouvernement mauritanien décréta l’état d’urgence à Nouakchott et à Nouadhibou le mardi 25 avril.

Un expatrié, qui travaillait à Nouakchott pour une organisation humanitaire au moment des émeutes, décrivit de la manière suivante les actes de brutalité dont il fut témoin:

Une foule a surgi dans la rue et, arrivée au niveau de l’intersection, s’est dirigée vers une maison, que rien ne distinguait des autres maisons du quartier, sinon qu’elle était supposée appartenir à un Sénégalais. Les jeunes ont commencé à jeter des pierres et des bouts des bois sur le mur de la maison. Les vitres se sont brisées et ils se sont dirigés vers la porte. C’était triste de regarder la scène sans pouvoir rien faire. D’autres personnes se joignirent ensuite à la foule qui essayait de pénétrer en masse dans la maison. Ils commencèrent ensuite à sortir avec des livres qu’ils jetèrent en l’air et dont ils déchirèrent les pages; deux hommes prirent un réfrigérateur; plusieurs autres partirent en courant emmenant des chaises et des lits sur leur tête. Les passants s’arrêtaient, observaient la scène pendant un instant, puis continuaient leur chemin…La maison…appartenait à un Mauritanien noir dont le nom de famille se trouvait être Senghor, comme le nom du premier président du Sénégal. C’était également un diplomate mauritanien (14).

Ce témoin rapporta qu’après les pillages de Nouakchott, la population noire resta longtemps terrifiée.

L’horreur des événements d’il y a deux nuits était encore présente sur les visages apeurés des personnes dans la rue. Ce qui avait commencé comme des représailles contre les Sénégalais se termina par le massacre de tous les Négro-africains. Les personnes tuées étaient dans leur majorité sénégalaises, mais des Maliens, des Guinéens et des Mauritaniens — des Pulaars, des Wolofs et des Soninkés – faisaient aussi partie des victimes. Ironie du sort, la majorité de ces foules était constituée de Maures noirs, qui ont fait preuve d’un esprit de vengeance terrifiant: ils battirent, tuèrent, volèrent les Négro-africains. Tout devint gratuit pour tout le monde. D’abord, on s’attaqua aux boutiques des Sénégalais, ensuite à leur personne, puis on s’en prit à tous les magasins et à toutes les maisons des Noirs, pour enfin finir par leur prendre la vie. A l’hôpital, il y a des tas de cadavres, que personne ne réclame. Les autorités ne laissent pas les gens identifier les corps. Beaucoup de personnes à Nouakchott ne savent pas si leurs proches ou amis sont morts, blessés ou s’ils sont encore en vie.

Toutes les boutiques des Négro-africains appartiennent désormais au passé. Toutes les machines des tailleurs ont été brisées ou volées. Les vendeurs de tissus ont été battus, leurs magasins défoncés et la marchandise volée. Les magasins de musique ont été pillés et démolis. Tous les studios de photo en ville appartenaient aux Négro-africains; leur matériel a été volé. La plupart des restaurants étaient gérés par des Noirs; leurs réfrigérateurs ont été pillés, les tables ont été brisées et les poêles, casseroles et ustensiles volés.

Dans un premier temps, l’ampleur des massacres de Nouakchott n’a pas été connue au Sénégal. Les sources officielles et les reportages de la presse parlaient d’une vingtaine de personnes tuées, alors qu’en réalité les chiffres étaient de loin supérieurs. A la fin de la semaine, lorsque les gens eurent une idée plus précise de ce qui s’était passé, les violences éclatèrent à nouveau dans les villes sénégalaises, y compris à Dakar. Doyle écrivit:

En guise de représailles aux meurtres commis en Mauritanie, les foules se sont emparées principalement des Maures blancs qui n’avaient pas encore trouvé de refuge et les ont tués sauvagement. La plupart des tueries ont eu lieu à Dakar. J’ai personnellement compté 38 corps de Mauritaniens à la morgue centrale, y compris ceux de deux enfants en bas-âge dont les têtes avaient été écrasées. Alors qu’au moins 38 Maures ont été tués à Dakar, de source policière on apprenait que 12 autres avaient été tués à Touba, dans le centre du pays, et quatre dans la ville toute proche de Djiorbel. Avec tous les autres incidents rapportés, le chiffre global donné était de 50 à 60 victimes, mais là encore ces chiffres n’étaient pas définitifs (15).

Sous une forte pression internationale visant à prévenir d’autres bains de sang, le Sénégal et la Mauritanie se mirent d’accord pour rapatrier leurs citoyens respectifs. Un pont aérien international fut mis en place. La France, l’Espagne, l’Algérie et le Maroc fournirent les avions nécessaires au programme de rapatriement. On estime que furent rapatriés 100.000 Mauritaniens et 85.000 Sénégalais.

La grande différence entre les violences commises au Sénégal et celles perpétrées en Mauritanie résida dans l’attitude des autorités locales. En Mauritanie, le gouvernement et les forces de sécurité furent directement impliqués dans les attaques contre les Noirs. On vit des Haratines utiliser des camions militaires et les forces de police ne firent rien pour arrêter la violence. La police séné

galaise, quant à elle, fut certes coupable de négligence et d’inefficacité, mais n’a pas semblé pas avoir été directement impliquée dans les attaques contre les Mauritaniens. ..

A suivre…

Source : HUMAN RIGHT WATCH) via http://www.flamnet.info/

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