« Dundé Khoré », la petite dune en Soninké [1], un de ces nombreux îlots verts qui émergent du fleuve Sénégal en période de basses eaux. Ces bouts de terre, au sol fécond, sont une aubaine pour les riverains des deux bords. Ils constituent pour les agriculteurs sédentaires un indispensable appoint de cultures vivrières et de contre saison pour pallier les rigueurs de la sécheresse. Mais ils sont aussi objet de convoitises des éleveurs nomades dont le bétail en transhumance y trouve encore, pendant la saison sèche, une rare verdure.
Cet îlot est situé à environ un millier de mètres de la rive gauche, au large du village sénégalais de Diawara, dont les habitants soninkés y cultivent leurs champs depuis plusieurs générations, mais non sans accrocs avec leurs frères ennemis, Peulhs et Maures, de l’autre rive, toujours en quête de pâturages.
Sur ces terres incertaines, conflits et accrochages sont réglés par la coutume et les usages locaux qui prennent habituellement des formes souples et consensuelles (transactions, trocs de têtes de bétail ou journées de travail contre quelques mètres carrés d’herbe ou de jachère). Ils s’expriment parfois de manière plus conflictuelle (abattage dissuasif de bétail ou séquestration et restitution contre réparation des dommages).
Mais ce 9 avril 1989, ce fragile équilibre coutumier bascule. L’autorité militaire mauritanienne a décidé de prêter main forte à des éleveurs venus récupérer, sans négociation, du bétail séquestré pour destruction de cultures. L’opération tourne court. Deux Sénégalais sont tués par balles et treize autres sont retenus en territoire mauritanien par la garde-frontière.
Les premiers contacts diplomatiques échouent et l’engrenage devient inévitable. Les rumeurs de tueries se répandent. Les organes de presse des deux pays redécouvrent les beaux jours du micro-nationalisme chauvin. Ils crient vengeance et dénoncent la faiblesse des gouvernements et leur incapacité à défendre leurs ressortissants. Les groupes d’activistes (militants baasistes et haratines [2] en Mauritanie, jeunes déshérités des bidonvilles au Sénégal) mènent des opérations punitives. Les pouvoirs publics laissent faire. Et en quelques jours, les populations manipulées se retrouvent entraînées dans un conflit sanglant, d’une violence et d’une horreur jamais égalées dans cette région d’Afrique.
Des centaines d’innocents sont lynchés, assassinés après avoir été parfois affreusement mutilés. Des dizaines de milliers de travailleurs immigrés sont dépouillés de toutes leurs économies, brutalement séparés de leurs familles et rapatriés dans un pays où ils ont perdu toute attache. On a même vu, côté mauritanien, des nationaux, de race noire, déchus du jour au lendemain de leur nationalité mauritanienne et expulsés sans autre forme de procès vers le Sénégal.
Le temps des incertitudes
Aujourd’hui, la folie meurtrière a cédé la place à la peur et à l’incertitude. Les négociations piétinent. Des troupes armées sont déployées de chaque côté du fleuve. La guerre affleure. Dans les villes, le départ des boutiquiers maures du Sénégal, des artisans et autres tenanciers sénégalais de petits métiers urbains de la Mauritanie, plonge déjà certaines couches de la population dans d’énormes difficultés d’approvisionnement et de survie quotidienne.
Les paysans sénégalais ne savent pas, à la veille de l’hibernage, s’ils pourront continuer à cultiver leurs champs sur l’autre rive. Les populations mauritaniennes noires fuient leurs villages et viennent gonfler les rangs des réfugiés qui atteignent actuellement le chiffre de 100 000. Chacun fait ses comptes. Mais, à l’évidence, l’afflux de ces dizaines de milliers de réfugiés ou rapatriés, que les économies exsangues des deux pays sont incapables d’absorber, posera à terme de graves problèmes de réinsertion. Le compte à rebours d’une ré-émigration vers les pays du Nord a peut-être commencé, fermeture des frontières ou pas.
Mais, en vérité, ce conflit dont l’ampleur surprend – eu égard aux causes apparemment dérisoires qui l’ont déclenché – survient sur fond de malaise et de profondes tensions entre les deux gouvernements depuis quelques années.
La circulation transfrontière, faute de cadre juridique de référence, est l’occasion de litiges et d’incidents perpétuels. Dakar, comme Nouakchott, usent fréquemment de mesures intempestives – immédiatement suivies de représailles de l’autre côté – pour bloquer le trafic bilatéral, refouler des troupeaux en transhumance ou des produits d’importation, voire geler purement et simplement les voies de communication.
Il a fallu une négociation in extremis, et au niveau sous-régional, pour dénouer une grave crise au début de l’année 1989. Les désaccords les plus profonds résidant cependant dans la mise en œuvre des politiques foncières « post-barrages ».
L’agro-business conquérant
En effet, dans le cadre de la mise en valeur du fleuve Sénégal, deux barrages viennent d’être construits à Diama et à Manantali. Le cours du fleuve ainsi apprivoisé et régulé offre désormais d’énormes possibilités de développement agricole dans la région. Les cultures, en toute saison, sur périmètres irrigués, ne sont plus un mirage. L’agro-business devient réalité tangible sur ce bout du Sahel. Même de vieux projets d’extraction de minerai peuvent de nouveau s’inscrire dans un futur immédiat, grâce à de l’électricité moins chère à partir de Manantali.
Rien d’étonnant dès lors que les bourgeoisies nationales (hommes d’affaires, féodalités traditionnelles), principaux piliers des deux États, s’engagent dans une course effrénée pour l’appropriation foncière de la vallée du fleuve.
Les communautés paysannes, occupants coutumiers des terres aujourd’hui revalorisées, seront poussées à la marge. Prolétaires dépossédés, ils pourront toujours s’embaucher comme ouvriers agricoles dans les nouvelles possessions des opérateurs économiques venus d’ailleurs.
Mais les terres cultivables semblent être, en proportion, plus nombreuses sur la rive droite, possession traditionnelle des populations « halpulaars », habitants des deux rives cultivant depuis des lustres l’un et l’autre côté. Avant les barrages, cela n’intéressait pas grand monde, mais l’après-barrage aiguise les appétits.
Aujourd’hui, l’État sénégalais, arguant d’un décret colonial de 1933, réclame un tracé de frontières bien au-delà des eaux. Le fleuve et les terres de l’autre rive seraient, jusqu’à plus de 70 kilomètres, de droit sur le territoire sénégalais. Argument fragile. En effet, ce décret paraît pour le moins être frappé d’obsolescence. Le prétendu tracé qu’il prévoit ne semble avoir été repris dans aucun document officiel post-indépendance, ni scellé par un accord connu des deux pays devenus souverains.
Subsiste certes une légitimité traditionnelle et coutumière fondée sur des considérations liées aux modes de vie des hommes et aux modes d’occupation sociologique de l’espace. Ce qui, sur ces régions, peut avoir autant de poids que n’importe quelle autre référence juridique formelle.
Mais la logique des barrages et tout le processus consensuel de mise en valeur du fleuve par les trois États (Mali, Mauritanie, Sénégal) fondent une nouvelle légitimité, plus récente celle-là, qui tendrait à considérer que le fleuve est l’axe naturel de délimitation des trois États. La frontière sénégalo-mauritanienne passerait, dans cette hypothèse, par le milieu des eaux. C’est évidemment la thèse de la Mauritanie qui en tire argument pour considérer désormais que le fleuve est une frontière infranchissable !
Dérisoire perception des choses ; surtout face à des hommes et des femmes à qui le fleuve, outil de communication et de rapprochement à travers les âges, a tout donné…
Ainsi, chacun des États déclame sa propre vérité et invoque le dogme de l’O.U.A. [3] sur l’intangibilité des frontières héritées de la période coloniale ; vrai casse-tête s’il en fut, et en tout cas, source de désaccords et de tensions dont les populations se seraient bien passé.
Des tensions internes explosives
Les événements récents renvoient aussi à des situations intérieures particulièrement explosives dans les deux pays. Au Sénégal, malgré une image extérieure de stabilité, le pays est secoué depuis plusieurs années par de vives tensions sociales. Les chômage, l’endettement et les mesures drastiques de restructurations économiques dictées par la Banque mondiale, poussent chaque jour davantage certaines fractions de la population à la contestation. Fait dominant ces derniers temps, une jeunesse désespérée, inquiète de son avenir, saisit toutes les occasions pour exprimer sa révolte (émeutes post-électorales, grèves scolaires, diverses manifestions de rue ce printemps…).
La vengeance contre les boutiquiers maures leur a manifestement servi d’exutoire. Et pour le régime lui-même, n’a-t-elle pas également constitué une macabre bouffée d’oxygène ? Voire. En tout cas, celui-ci cherche fébrilement depuis quelques semaines à refaire l’unité perdue des forces politiques et sociales autour de lui. Et certains de ses responsables avouent publiquement que « le départ des Mauritaniens offre un véritable ballon d’oxygène au marché déséquilibré de l’emploi au Sénégal ».
Quant à la Mauritanie, pays également confronté aux mêmes difficultés économiques, elle vit sous la férule d’une junte militaire qui bafoue toutes les libertés démocratiques. Mais surtout, son système social, fondé sur un précaire équilibre ethno-sociologique (arabo-berbères et négro-africains) est gravement destabilisé par l’arabisation forcenée, conduite par le régime sous la pression des milieux nationalistes baasistes et pro-nassériens. Objectif stratégique : intégrer la pays dans l’Union du Maghreb Arabe (U.M.A.) et, au besoin, en l’expurgeant de ses populations noires du Sud. N’est-ce pas à ces fractions extrémistes que l’on doit les tueries des 24 et 25 avril et les expulsions massives de tout ce qui pouvait ressembler à un africain noir, y compris même des citoyens mauritaniens ?
En réaction à cette folle dérive, des intellectuels négro-africains alliés à des cadres de l’armée et de l’administration, créent un Front de libération des Africains de Mauritanie (FLAM) et dénoncent les quotas réservés aux arabo-berbères dans l’administration, les purges et cet arabisme débridé qui s’apparentent de plus en plus au racisme.
Les tensions frontalières sont ainsi révélatrices de périls plus graves qu’il n’y parait de prime abord. Sans doute les signes d’apaisement perceptibles ces tout derniers jours permettront aux négociations d’avancer sur des questions telles que l’indemnisation des dommages personnels des victimes, l’arrêt des déportations de populations par la Mauritanie et la reprise de la collaboration sous-régionale dans l’OMVS et la CEAO [4]. C’est une condition de survie pour les deux États.
Mais de façon plus générale, et par delà le discours rituel des gouvernements africains sur « la communauté de destin », « la fraternité et l’hospitalité traditionnelles en Afrique », la stabilité des populations passe par la conclusion et le respect rigoureux d’accords de circulation et d’établissement entre les différents États. Ces accords passés au niveau bilatéral, mais aussi pour des ensembles plus vastes, devraient garantir, par dessus tout, la liberté de circulation et la sécurité de la résidence des personnes.
L’arbitraire des frontières coloniales est un mal déjà fait et sur lequel l’émergence d’États-nations, farouchement attachés à leurs attributs de souveraineté, ne permet plus de revenir facilement. Mais l’interdépendance économique et l’appartenance culturelle et ethnique souvent commune, constituent autant de facteurs de rapprochement qui devraient permettre d’asseoir, entre les États, des rapports de droit modernes. Ces rapports nouveaux, fondés sur le respect des droits des personnes, viendraient renforcer les us et coutumes locaux que l’évolution sociale fragilise inévitablement.
Les populations africaines ont trop longtemps souffert des mesures arbitraires d’expulsions, de confiscations de biens, de xénophobie gratuite, auxquelles s’adonnent tour à tour la quasi-totalité des gouvernements africains. Un tel mépris des droits élémentaires de l’homme doit devenir inacceptable pour tous. La respectabilité internationale est aussi à ce prix.
Notes
[1] Ethnie d’Afrique de l’Ouest composée en majorité d’agriculteurs sédentaires sur le bord du fleuve Sénégal, présente dans les trois pays (Mali, Mauritanie, Sénégal).
[2] Baasistes : militants du mouvement Baas, d’obédience irakienne, adeptes en Mauritanie d’un nationalisme arabe intégral et de l’exclusion des négro-africains des secteurs clés de l’État et de l’économie. Haratines : anciens esclaves noirs affranchis.
[3] Organisation de l’Unité Africaine.
[4] OMVS : Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal. CEAO : Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest.
Assane Ba
Article extrait du Plein droit n° 8, août 1989
« La gauche et l’immigration un an après »
Source: gisti.org