« Les lieutenants Dahi Wul MOHAMED et Ghaly Wul SOUVY, l’adjudant Wul BOWBALI tous de la Garde nationale répétaient souvent que nous n’avions droit à rien sauf aux tortures et à la mort. »

Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs les congressistes, je voudrais tout d’abord remercier la Section française d’Amnesty International de m’avoir permis de prendre la parole pour apporter mon témoignage sur les conditions de détention que j’ai vécues avec des amis pour le seul motif d’avoir revendiqué un droit qui, si dans votre pays est devenu évident, naturel, reste encore à conquérir en Mauritanie : C’est le droit à l’identité. La Mauritanie est un pays multiculturel et biracial. C’est là une richesse humaine que les gouvernants de ce pays n’ont jamais su exploiter. Si cette réalité est officiellement reconnue, la pratique en est tout autre.

L’Etat contrôlé par une ethnie arabo-berbère a établi un système de privilèges et de hiérarchies entre les nations des Bamana, des Fulbe, des Sooninko et des Wolof d’une part, et des Arabo-Berbères de l’autre. C’est ce que nous appelons le Système Bîdhân.

Je ne cesserai jamais de remercier le groupe 48 de Sète qui m’avait adopté pendant ma période de détention, et qui continue de manifester à l’égard de ma famille et à moi-même toute sa sympathie. Je ne sais pas s’il est de coutume de le faire durant vos assises, mais mon épouse, nos enfants et moi-même voudrions profiter de cette occasion pour saluer la mémoire de feu René BATY membre du groupe, décédé au mois d’août 1992. Je n’oublierai jamais sa joie de vivre et son optimisme spontanés qu’il s’évertuait à me communiquer.

Je m’appelle Ibrahima Abou SALL. Je vis en exil en France depuis le 14 décembre 1990, après avoir purgé une peine d’emprisonnement de 4 ans (14 septembre 1986 – 14 septembre 1990). J’enseignais l’Histoire à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines à l’Université de Nouakchott.

Le 4 septembre 1986 a débuté une série d’arrestations d’intellectuels et de cadres Noirs non arabes qui avaient publié en juin de la même année un document intitulé «Le Manifeste du Négro mauritanien opprimé. De la guerre civile à la lutte de libération nationale». Un document dans lequel ils dénonçaient la politique de la discrimination raciale et culturelle en faveur de l’arabisation, la politique d’exclusion ethnique dont leur Communauté noire (Bamana, Fulbe, Sooninko et Wolof) fait l’objet depuis l’indépendance de la Mauritanie en 1960.

Ce jour-là, deux policiers vinrent me chercher à la maison, à l’heure du déjeuner  » (…) pour me poser quelques questions » m’avaient-ils dit. J’étais loin de deviner que je quittais ma famille pour ne plus la retrouver que quatre longues et pénibles années plus tard, dans un pays d’exil. A l’école de police où je fus conduit, j’ai trouvé d’autres personnes qui m’avaient précédé et qui allaient connaître le même sort douloureux que moi. Je fus isolé dans une cellule nue, humide jusqu’au 6, sans qu’on m’ait dit les raisons de cette arrestation. Devant chaque cellule était posté un policier h’râtîn armé d’un pistolet mitrailleur. Pendant trois nuits, on nous interdit de dormir. Il fallait marcher, marcher, marcher, encore marcher malgré l’épuisement. Un coup de sifflet me rappelait à l’ordre à chaque fois que je m’arrêtais ou que je m’adossais au mur pour me reposer. Celui qui faiblissait était réveillé par un seau d’eau glacé et des obscénités. C’était le conditionnement avant les interrogatoires.

Dans la nuit du 6 au 7, je fus conduit, menottes aux mains, pieds nus, dans la cour centrale de l’école, devant le commissaire de police Deddahi Wul Abdallahi, le Directeur général de la Sûreté. Derrière lui, un policier au garde-à-vous, tenait un drapeau de la Mauritanie.

Je fus présenté devant cette personne, harassé par la fatigue et par un manque de sommeil. Je ne tenais plus debout.

Je fus brutalement réveillé par un violent coup de matraque dans le dos : « Vous devez vous tenir droit, respectueusement devant le drapeau du pays qui vous a accueilli si généreusement, la Mauritanie » me dit Deddahi. Ce fut la première torture que j’ai subie dans ma vie. Hélas, j’allais en connaître d’autres pendant mes quatre années de détention. Pendant les 7 jours d’interrogatoires (du 6 au 10 septembre) mes camarades et moi subîmes toutes sortes de tortures physiques et morales : « jaguar », plongée dans une fosse septique, martèlement des testicules, bastonnades, simulacres d’exécution à la plage.

Pour le commissaire Deddahi et ses hommes, il fallait que j’avoue que je faisais partie des auteurs du «Manifeste du Négro mauritanien opprimé…» et que nous préparions un coup d’Etat en vue d’instaurer en Mauritanie un régime de Noirs, aidés en cela par l’Etat d’Israël. Et il disait : « (…) comme les sales juifs en Europe, nous lessiverons la Mauritanie des sales Nègres (…)»1. Une phrase que nous entendrons souvent durant toute notre période de détention.

Pour faire avouer Saydou KANE, le commissaire de police du Ksar, Wul KERANI fit venir l’épouse de celui-ci, Aysata KANE et menaça de la faire violer par ses agents. Elle était en état de grossesse, et à terme. Elle accoucha d’ailleurs une semaine après. Elle eut la chance de ne pas subir le sort des deux soeurs Fatimata MBAYE et Pini SAWO qui furent, elles, violées par le même commissaire Wul KERANI et ses agents pendant leurs interrogatoires au commissariat du Ksar.

Le procès du 14 septembre fut le premier d’une série qui se déroula dans les principales villes du pays. A ce premier, nous étions au nombre de 23. Ce fut une véritable parodie de justice, depuis l’instruction jusqu’à la condamnation.

N’ayant pas été autorisés à consulter les dossiers de leurs clients, le collectif des avocats préféra boycotter le procès. Nous décidâmes, nous aussi, de ne pas répondre aux questions d’un président qui ne cachait guère ses préjugés racistes et ses opinions partisanes. Durant le procès, le procureur de la République islamique de Mauritanie nous assimila à des juifs. Le président du tribunal prononça alors la sentence en se référant au verset 2 du chapitre 59 (l’émigration) par lequel le prophète de l’islam Mohamed Ibn ABDALLAH avait fait chasser de leurs demeures les Juifs, à partir de ceux de Nadhir (bourg qui était situé à peu de distance de Médine) et de sa nouvelle terre d’islam1. De manière symbolique, nous aussi avons été expulsés par l’Etat bîdhân des terres de nos ancêtres dont fait partie aujourd’hui le territoire de la Mauritanie assimilée à cette terre d’islam2. Nous sommes de sales Nègres, de sales Juifs. Il est de notoriété publique que pour un Arabe, musulman ou chrétien, tuer un Juif équivaut à tuer un non humain. Ce discours était déjà développé dès les années 60 et 70 par les chauvins bîdhân aidés à l’époque par des groupes de réfugiés politiques palestiniens de l’O.L.P. qui avaient été accueillis avec leurs familles à Nouakchott entre 1968 et 1969, après La Guerre des Six jours, par le régime chauvin et raciste de Moktar Wul DADDAH, celui-là même qui initia et qui mit en place le Système Bîdhân. Puisque aux yeux des Bîdhân tout Noir est juif (sauf leurs «Arabes noirs» ou H’râtîn), alors entre septembre 1986 et mars 1991, le régime de Wul TAYA avait organisé son programme de massacres, de tortures, de déportations de leurs patries des milliers de Bamana, de Sooninko, de Fulbe, de Wolof. Cette assimilation identitaire Noir-Juif n’est pas gratuite. Elle préparait au sein de la nationalité arabo-berbère une légitimation religieuse et culturelle des campagnes des massacres des années 80 et 90.

Dans la logique de cet environnement politique, nous fûmes donc condamnés : 5 ans de prison ferme avec amende, déchéance des droits civiques et politiques et interdiction de séjour dans toutes les régions administratives, sauf dans le sud, et ceci pendant 10 ans. Les soeurs SAWO et MBAYE furent condamnées à 6 mois de prison ferme. La plainte formulée par leur famille contre le commissaire Wul KERANI n’a jamais abouti. Dans le système institutionnel et politique non écrit qui prévaut en Mauritanie, être Noir, non Arabe et femme est devenu un lourd handicap.

A la prison civile de Nouakchott, nous fûmes soumis à un régime de réclusion totale pendant 13 mois. Un jour de décembre 1987, un adolescent Hrâtîn23 (esclave affranchi), âgé de 15 ans, prénommé MBarek, fut sauvagement torturé par le brigadier Sidi Wul Ahmed et jeté dans une fosse septique pour avoir seulement glissé en notre faveur une bougie dans notre cellule de détention. Nous partagions nos repas avec ces adolescents h’râtîn avec lesquels nous avions construit de bonnes relations sociales.

Pendant que nous purgions nos peines, nos familles vivaient elles aussi leur calvaire. Les familles de Fara BAH, Oumar Moussa BAH, Djibril Hammet LIH et Saydou KANE furent délogées nuitamment et jetées dans la rue. Des épouses furent démises de leurs fonctions de responsabilité qu’elles occupaient dans des services administratifs de l’Etat.

A partir de la fin de 1987, notre vie carcérale prit une tournure encore plus pénible avec l’inauguration de la nouvelle politique d’épuration ethnique au sein de l’armée et dans l’administration publique.

Elle fut déclenchée à partir des arrestations de militaires Noirs accusés d’avoir organisé un complot contre la sûreté de l’Etat. Trois peines capitales furent prononcées le 3 décembre 1987 contre les lieutenants Seydi BAH, Amadou SARR et Saydou SIH. La sentence fut exécutée le 6. Trente-sept officiers, sous-officiers et hommes de troupes furent condamnés à des peines allant de 5 ans à la perpétuité. Plus de mille militaires, gendarmes et gardes nationaux furent renvoyés de leurs corps respectifs et assignés à résidence dans leurs villages d’origine.

Accusés d’être la conscience politique et les instigateurs de cette prétendue tentative de putsch, nous fûmes transférés trois jours après les exécutions des trois militaires et incarcérés avec les nouveaux condamnés, dans un ancien fort colonial situé en plein désert, dans l’Est de la Mauritanie, à mille cent kilomètres de Nouakchott : Waalata. Cette localité reste et restera dans la conscience collective de tous les Mauritaniens épris de justice et de tolérance comme une marque indélébile : Waalata fut un mouroir et un centre d’expérimentation de tortures collectives contre la classe politique négro-africaine de Mauritanie.

Notre transfert s’effectua dans des conditions épouvantables, inhumaines et dégradantes. Nous fûmes parqués dans un camion remorque à bétail bâché. Nous restâmes enchaînés les uns aux autres dans le camion pendant tout le trajet. Nous faisions nos besoins naturels dans le camion. Nous n’avions plus le droit de porter des prénoms dits musulmans. Nous étions seulement des Nègres, des bêtes. C’est la raison pour laquelle les gardes nous appelaient « Hayawân« . Ce qui signifie bétail en arabe. Sur les 1100 km qui séparent Nouakchott de Waalata, nous fîmes seulement deux arrêts, de nuit, pour la distribution de pain sec et d’un 1/4 de litre d’eau à chacun.

A Waalata, les 68 prisonniers politiques civils et militaires et les droits communs négro-africains étaient enfermés dans une salle de 15 m sur 2. Chacun avait une chaîne entrave aux pieds34, contrairement aux Bîdhân tous détenus de droit commun qui circulaient librement (si on peut utiliser ce mot dans ces lieux) dans leurs cellules et dans la cour du fort. Un Apartheid qui ne disait pas son nom. On comprendrait mieux si on regroupait les droits communs sans distinction de race et de culture.

L’hygiène faisait gravement défaut. Chaque prisonnier de la salle avait droit à un verre d’eau par repas. Nous sommes restés de décembre 1987 à mars 1988 sans nous laver, alors que nous apportions de l’eau dans des fûts de 70 litres pour les gardes. La gale, le scorbut, le béribéri devinrent des maladies endémiques. Les tortures, les travaux forcés (construction de la route qui reliait le fort aux puits, puisage à près d’un kilomètre du fort sis sur un plateau aux pentes abruptes qu’il fallait escalader) devinrent des lots quotidiens pour nous. Nous faisions ces travaux avec les entraves aux pieds, des entraves qui ne nous quittèrent jamais durant les huit mois et dix jours d’incarcération que nous passâmes à Waalata. Seuls les Noirs (y compris les H’râtîn) travaillaient.

Les droits communs Bîdhân (Les Blancs) 45 étaient exemptés de tout travail forcé. Ils ne travaillaient jamais. Dans l’inconscient culturel des Bîdhân, il est impensable de faire un travail physique, manuel alors qu’il y a des Nègres : « (…) c’est un travail servile qu’Allah a réservé aux Kwar » dixit le magasinier Wul KEREYBÂNI. C’était encore là une illustration de la pratique de l’Apartheid.

Pendant la saison des pluies, on nous obligeait à boire de l’eau des mares pourtant non potable à cause du ver de Guinée. La conséquence fut qu’en juillet 1989, 12 prisonniers, dont moi-même, furent atteints de cette maladie incapacitante dont les conséquences nous accompagnèrent jusqu’à la prison d’Ayoun el Atrouss.

Les moments redoutés par tous dans cette prison étaient les séances de torture. Elles étaient organisées surtout nuitamment. Il est pénible d’entendre les souffrances de quelqu’un qu’on torture. C’est encore plus insupportable quand vous savez que vous passerez juste après celui qui est en train de hurler des douleurs horribles. C’était effrayant. Nu, les mains ligotées derrière le dos, le supplicié était installé au milieu d’une horde de gardes Hrâtîn, des bourreaux dépossédés en l’instant de toute humanité et de tout humanisme. Ils ressemblaient à une meute de chiens conditionnés entourant leurs proies. Des moments que j’ai vécus les 22 et 23 mars 1988 avec vingt et un autres parmi mes compagnons de prison (vingt prisonniers politiques et deux droits communs) : les lieutenants Abdul Karim DIACKO, Moussa Gomel BARO, Harouna KANE, le sergent-chef Djibi Doua KAMARA, les sergents Moussa Mamadou BAH et Amadou Sadio SOH, l’adjudant Hamady Rassine SIH, les civils Ibrahima Khassoum BAH, Paate BAH, Fara BAH, Aboubakri DIALLO, Abdoul Aziz KANE, Saydou KANE, Amadou Moktar SOH, Youba SAMBOU, Mamadou Oumar SIH, Mamadou Youssouf SIH, Abdoulaye SARR, Amadou Tidiane JAH et les deux droits communs Moussa THIOYE et Alassane SIH. Lors de la première série de tortures (22 et 23 mars), nous fûmes torturés comme des bêtes par l’adjudant Mohamed Wul BOWBÂLI dit « Hoore puccu » (Tête de cheval) secondé par le garde Makha…. (un Hartâni de Kiffa), le brigadier Mohamed Wul BADAOUI dit « Saa reedu », le brigadier comptable Moustapha Wul … dit Teeleende (Le Chauve), le brigadier Mohamed Wul VET’H56, le brigadier Brahim Wul …, l’infirmier Cheikh…6 le magasinier Wul KEREYBÂNI7 7et toute une meute de gardes hrâtîn. En raison du nombre 22 et de la date du 22 mars, le brigadier Brahim Wul …8 avait donné à ce groupe le nom de «Comité des 22». La troisième séance (la nuit du 24 au 25 mars) contre les lieutenants Abdul Karim DIACKO, Moussa Gomel BARO et le droit commun Moussa THIOYE fut menée par le lieutenant Dahi Wul MOHAMED9 basé à Nema et qui avait rejoint Waalata dans la nuit du 23 au 24 mars.

Depuis le jour de mon arrestation jusqu’à notre libération, nous avions constaté que le régime avait écarté sur notre chemin de la croix tous les membres des corps militaires et paramilitaires qui n’étaient pas Arabo-berbères (Bîdhân et H’râtîn). Des officiers Bîdhân et H’râtîn donnaient les ordres, des Bîdhân et comme des H’râtîn, particulièrement ces derniers, sélectionnés spécialement pour leur cruauté et leur haine particulièrement contre les Fulbe qualifiés de « sales juifs » exécutaient les basses besognes. Les instruments de tortures comprenaient de grosses cordes en sisal tressées et mouillées, des gourdins, des fils électriques, de grosses pierres de plus de cinquante kilogrammes qu’on posait sur la poitrine, du sable avec lequel on remplissait la bouche du supplicié pour l’empêcher de crier. Une forme de torture : Le ballon. Il consistait à frapper la tête du supplicié avec des chaussures Rangers comme si on jouait au football, jusqu’à son évanouissement.

Autre torture angoissante, le simulacre d’exécution. Surtout lorsque le lieutenant Ghaly Wul SOUVY, en manque de drogue, était surexcité. Il s’amusait alors à poser sur la tempe du supplicié son pistolet qu’il venait de charger devant celui-ci. J’ai vécu personnellement cette expérience le lundi 4 janvier 1988 pour avoir protesté contre l’utilisation des entraves aux pieds (des chaînes) qui faisaient saigner nos chevilles. On me conduisit dans une pièce, juste à l’entrée du fort avec le capitaine Abdoulaye Hachim KEBE qui était enchaîné avec moi. Après quelques remarques désobligeantes à l’endroit de celui-ci, il ordonna qu’on le détachât pour le renvoyer auprès des autres qui avaient été réinstallés dans la grande pièce de détention. C’est ma personne qui l’intéressait après que j’eusse protesté contre les traitements dont nous faisions l’objet, comme si nous n’étions pas des êtres humains. Après qu’il eût renvoyé dans la salle de détention le capitaine KEBE, le brigadier Brahim wul …. et le garde Makha wul …. , mes deux bourreaux Hrâtîn, se mirent à « s’occuper de moi ». Ils me lièrent les mains derrière le dos, avec les jambes repliées sur mon postérieur. Torse nue, je fus allongé à plat ventre. Ghali posa son pied droit chaussé d’une botte lourde sur ma tête en appuyant fort. Mon nez, plaqué au sol était bouché par du sable qu’aspiraient mes narines. Je lui entendis prononcer alors cette phrase en réponse aux protestations : « (…) C’est normal que vous soyez enchaînés parce que vous êtes des Nègres, et le droit des Nègres c’est d’être enchaînés parce qu’ils sont des esclaves (…) ». Makha Wul …. enchaîna immédiatement : « Oui, tu es Vulaani. Il paraît que vous ne nous aimez pas, nous les H’râtîn. Tu vas le payer aujourd’hui, sale Vullaani ». Ses propos furent suivis par les premiers coups de cordes. Plus je criais, plus il s’acharnait sur mon corps. J’entendis Ghali lui dire : « Frappes à la nuque. Frappes à la nuque. Gassaramark Kowri ». J’avais tellement crié que je n’entendais plus ma voix qui était cassée. J’avais si mal que je ne ressentais plus mon corps endolori, et surtout ma nuque. Ils me jetèrent dehors dans la cour, en continuant à me frapper. Je continuais à crier. Des cris qui attirèrent l’attention de mes compagnons de prison. Certains étaient debout devant la fenêtre en train de regarder la scène9. D’autres qui revenaient de la corvée passèrent devant moi, choqués par le spectacle dont je faisais l’objet. Pour dissuader d’autres intentions contestataires, je fus exposé donc torse nue, à genoux pendant près de 12 heures dans la cour. Je tremblais à cause de la douleur piquante qui s’était installée dans mon corps. Cette souffrance était aggravée par le vent froid et sec du mois janvier11. De temps en temps, pour me faire souffrir encore, on versait sur moi un saut d’eau froide qui me réveillait de ma torpeur. Les tortures avaient commencé vers 11h. Je fus exposé ainsi jusqu’au crépuscule. C’est grâce aux interventions du lieutenant Djibril YONGANE accompagné des deux autres lieutenants feu Abdoul Qhouddous BAH (mon cousin) et Abdarahmane DIA qui étaient des camarades de promotions de Ghali Wul SOUVY à l’Ecole inter armes d’Atar que je fus détaché et renvoyé dans la salle d’incarcération, auprès de mes camarades. Mon dos était lacérée et ma nuque enflée. L’infirmier Cheikh wul…. refusa de me soigner sous prétexte qu’il obéissait aux consignes du lieutenant Ghali Wul SOUVY. C’est grâce à des médicaments que Youba SAMBOU avait apportés avec lui en cachette que je réussis à bénéficier des premiers soins. Pendant trente-cinq jours, je ne pouvais coucher sur le dos. Je dormais à plat ventre.

Ultime humiliation. Lorsque nos tortionnaires se mettaient à imiter devant nous nos pleurs et nos supplications.

Même enchaînés aux pieds et menottés aux poignets, les gardes redoutaient encore nos militaires, car ils avaient vu la plupart d’entre eux à l’œuvre pendant la guerre du Sahara occidental. Certains des officiers et sous-officiers les avaient même commandés, d’où les relations ambiguës que les gardes continuèrent à entretenir avec leurs anciens chefs hier redoutés, à Waalata leurs prisonniers.

L’attitude des gardes bîdhân était quasi unanime : de la haine, du mépris, mais surtout une agressivité qui trahissaient aussi la peur collective chez les Bîdhân. Une peur créée et entretenue par le Système Bîdhân pour légitimer sa répression raciste contre tout ce qui n’était pas arabo-berbère. Avec eux, nous savions comment il fallait se comporter.

Un seul fera exception : le lieutenant Mohamed Lemine Wul …, de la tribu des Tenwâjib. C’est seulement à Waalata que j’ai eu personnellement l’occasion de trouver pour la première fois depuis les arrestations de septembre 1986 ce cas exceptionnel de sympathie à notre égard. Il commanda le fort pendant une courte période (27 avril – 27 juillet 1988). La raison de la brièveté de son séjour trouve, à l’évidence, son explication dans le témoignage de sa sympathie qu’il exprima à notre égard dès les premiers contacts, dans notre salle d’enfermement. Une sympathie (dans le sens grec du terme) qui était mal tolérée par ses subalternes dont son premier adjoint, Mohamed Wul BOWBÂLI qui refusait ouvertement de lui obéir à chaque fois qu’il donnait des ordres pour une amélioration de nos conditions de détention. La plupart d’entre nous comprirent que ce qu’il avait vu dans la salle de séjour des prisonniers politiques le jour de son arrivée l’avait choqué. Il avait prononcé cette phrase dans la cour, devant des camarades témoins : « Comment peut-on faire ça à un être humain ? Comment peut-on faire ça à des Musulmans, des Mauritaniens !». Il fit tout pour améliorer nos conditions de détention (amélioration alimentaire, ouverture des fenêtres qui étaient condamnées et qui le seront de nouveau après son affection pour sanction parce son comportement humanitaire avait été signalé par ses subalternes à la Direction de la Garde nationale à Nouakchott). Le premier jour, dès qu’il sortit de la salle de détention, il envoya à la ville de Waalata un des gardes acheter, avec son propre argent, du sucre, des arachides et du lait en poudre pour ceux qui étaient le plus marqués par la malnutrition. Evidement c’était peu pour satisfaire tout le monde, mais le geste de solidarité lui vaut une reconnaissance sincère.

Le lieutenant Mohamed Lemine Wul….n’avait pas l’avantage politique d’autres officiers subalternes Bîdhân qui disposaient eux d’une base sociale ou politique sur laquelle ils pouvaient s’appuyer pour s’imposer. Comment peut-on concevoir que dans une armée un adjudant-chef refuse d’obéir à des ordres donnés par son supérieur ? La raison était politique. A Nouakchott, celui-ci avait un solide soutien politique et militaire en la personne de son cousin le colonel Mohamed Mahmoud Wul DEH qui ne fait jamais mystère de son chauvinisme arabe et de son racisme contre tout Africain non Arabe. Lorsqu’il était ministre de la Santé et des Affaires sociales en 1983, ce dernier, avec les conseils de l’idéologue du panarabisme le médecin Hassan Wul…alias Petit Hassan, appliqua les théories de la bidanisation de la Santé publique : former un personnel de santé pour ne soigner que des Bîdhân. Ce même Dr Hassan est aujourd’hui fonctionnaire de l’Organisation mondiale de la santé (O.m.s.) pour l’Afrique subsaharienne. Je comprends difficilement la politique de recrutement des Nations unies en faveur d’idéologues racistes Arabo-berbères anti Nègres comme le Dr Hassan. C’est le comble. Des individus qui ont le plus grand mépris pour les Africains non Arabes et dont le racisme anti Noir n’a d’égal que celui affiché par les théoriciens de l’ancien Apartheid en Afrique du Sud

Le lieutenant Mohamed Lemine Wul ….avait fini par faire appliquer ses consignes aux gardes en nous laissant sortir le jour, «librement » dans la cour de la prison, toujours avec les chaînes de Brahim Wul Alioune NDIAYE aux pieds. Ce jour du mois d’août, entre 12 heures et 13 heures, sous une chaleur sèche et lourde la plupart des malades étaient sortis dans la cour pour prendre un peu d’air, à l’ombre des murs. A cette heure-ci, on ne trouvait plus d’ombre où se réfugier, mais le Maréchal de logis Mamadou Sadio NGAYDE, Hamadi Racine SIH, Samba Yero WONE et Teen Youssouf GUEYE1210 préférèrent rester encore dehors. J’étais là aussi. En prison, depuis Nouakchott, j’avais pris l’habitude d’observer, d’écouter tout pour noter ensuite discrètement dans mon carnet de fortune que j’avais confectionné avec des papiers de boîtes de gloria que je ramassais discrètement, à chaque fois que je sortais pour faire mes corvées d’eau. Depuis le 10 juillet 1988, ayant remarqué que Teen Youssouf GUEYE ne mangeait presque plus, j’ai commencé à mentionner son nom dans la colonne intitulée : «phase négative», celle dans laquelle je notais au quotidien l’évolution de la situation des malades.

Le Lieutenant Mohamed Lemine Wul …proposa à Teen de regagner la salle de détention à cause de la forte chaleur qui sévissait dehors. Il me désigna pour l’aider. Teen était si faible qu’il tenait à peine debout. Je l’ai aidé à se lever. Lorsque j’ai constaté qu’il ne tenait pas debout, je l’ai tenu par le bras et l’ai conduit à petits pas vers sa place qui était toujours devant la porte de sortie de la salle. Amaigri, il ne portait plus que son pyjama et sa montre. C’était là les seuls biens qui lui restaient. Comme la plupart d’entre nous, Il avait échangé avec les gardes sangsues tous ses vêtements contre du tabac, des arachides, du sucre et du lait en poudre. Il me dit discrètement : «Oo lietena ko njurmdeero, kono hay batte alaa koo waawi wadde» (Ce lieutenant est très humaniste, mais il est impuissant»). Je n’ai pas voulu relever sa remarque. En prison, depuis Nouakchott, j’avais fini par prendre la décision de ne discuter sur certaines questions très sensibles qu’avec de très proches. Des personnes de confiance. J’ai introduit alors une question qui touchait à sa santé «Teen, a fotii jabde nyaamnde. Nyaam kala ko ndokkeden. A sellaani. A fooyi» (Teen, vous devez accepter de manger. Mangez tout ce qu’ils nous servent. Vous êtes malade. Vous avez beaucoup maigri». Je lui faisais cette remarque pendant que nous marchions à son rythme très lent, vers la salle. Il me jeta un regard furtif qui trahissait sa surprise. Il marchait pensif, sans dire un mot. Lorsque nous atteignîmes sa place, je l’ai aidé à s’allonger. Il me dit «A jaaraama» (Merci). Sans aucun mot en réponse, je retournais dans la cour.

Le lieutenant Mohamed Lemine Wul… fut convoqué d’urgence à Nouakchott durant le courant de la première semaine du mois d’août 1988 pour s’entendre reprocher par le colonel Brahim Wul Alioune NDIAYE son « (…) attitude condescendante (…)» à notre égard, et pour être rappelé à l’ordre du Système qui avait pour objectif politique de détruire l’opposition africaine à la politique ethno raciste d’arabisation de la Mauritanie. En réponse à ces reproches, le lieutenant lui parla plutôt des problèmes humanitaires qui se posaient à Waalata en lui décrivant les conditions alimentaires et de santé lamentables dans lesquelles nous vivions. Il lui avertit qu’il y aurait inévitablement des décès si on ne prenait pas des mesures d’urgence pour nous sauver. IL faut rappeler que comme Wul TAYA, comme le ministre de l’Intérieur Gabriel CIMPER, le colonel Brahim Ould Alioune NDIAYE était informé régulièrement par les rapports des missions militaires et civiles qui venaient régulièrement de Néma (le chef-lieu de région) et de Nouakchott (la capitale de la Mauritanie) pour visiter la prison à Waalata1311. Il répondit que nous avions été envoyés dans ce fort pour cela. Le lieutenant insista sur son propos. L’insistance du lieutenant à nous porter secours amenant le colonel à lui faire la remarque suivante : « (…) le rapport envoyé par l’adjudant Mohamed Wul BOWBÂLI est donc exact. Vous avez semé la zizanie en encourageant les Kwar (Nègres) à se révolter ». Un hasard malheureux. Quelques minutes après l’entretien, le colonel Brahim Wul Alioune NDIAYE rappela le lieutenant Mohamed Lemine Wul…. pour lui annoncer la nouvelle qu’il venait de recevoir : le décès de l’ex-maréchal des logis Alasan Umar BAH, décès survenu le jeudi 26 août 1988 à Waalata. Malgré ses convictions politiques affichées, il aurait eu l’air embêté, le colonel. Pour ne pas faire apparaître une telle faiblesse, Il dit au lieutenant Mohamed Lemine Wul… qu’il pouvait disposer.

Nos relations avec les ‘râtîn étaient plutôt complexes et irrationnelles, car avec eux, celles-ci allaient d’un extrême à l’autre. Ils étaient très versatiles. Un garde hrâtîn pouvait glisser à un prisonnier politique, nuitamment, quelques morceaux de sucre, du tabac, quelques grains d’arachides1412, et le torturer quelques jours après sans que cela ne semble perturber sa conscience. Cependant, quelques rares comprenaient l’enjeu politique et pensaient à l’avenir. J’avais remarqué deux parmi eux qui se débrouillaient toujours pour ne jamais être de la partie des séances de tortures. J’ai eu l’occasion de rencontrer l’un d’eux à ma libération, à Boggee. En tout cas l’expérience avait fini par nous enseigner qu’il fallait se méfier d’eux.

Les conditions alimentaires défectueuses, les tortures, les travaux forcés, les mauvaises conditions d’hygiène (dysenterie, scorbut, gale, béribéri), les tortures psychologiques sont les facteurs conjugués qui ont favorisé, en l’espace de 32 jours (26 août-28 septembre 1988), les décès de Alassane Oumar BAH, de l’écrivain Teen Youssouf GUEYE (qui faisait partie de la délégation de la Mauritanie à l’O.n.u.. en 1963), du lieutenant de génie Abdul Qhouddous BAH et de l’ingénieur agronome Tafsirou DJIGGO (ancien Ministre de la Santé).

Les lieutenants Dahi Wul MOHAMED et Ghaly Wul SOUVY13, l’adjudant Wul BOWBALI tous de la Garde nationale répétaient souvent que nous n’avions droit à rien sauf aux tortures et à la mort. Les autorités gouvernementales étaient régulièrement informées de ce qui se passait. Entre le 16 janvier 1987 et le 31 octobre 1988, vingt-trois missions d’inspection ont été effectuées à Waalata. Une, celle du 5 octobre 1988, était conduite par le Ministre de l’Intérieur, des Postes et Télécommunications de l’époque en personne, le néo-nazi et raciste anti-Noirs, le colonel Gabriel CIMPER alias Djibril Wul ABDALLAH. Trois d’entre elles par le gouverneur de la région de Nema. Toutes les autres étaient commandées par des commandants de la région militaire de Nema. Parmi les 23 missions, 7 avaient chacune parmi leurs membres un médecin. Aucun d’eux n’avait respecté le sermon d’Hippocrate. Ils se sont tous comportés en agents d’un Système venus constater l’évolution de la campagne de liquidation physique de ses ennemis. Lors de la visite du 8 septembre 1988, le médecin de Néma, toujours un Bîdhân affirma que nous « (…) étions bien traités  (…)» !!!

Le vendredi 13 septembre 1988 vers 19h, donc cinq jours après, le lieutenant du génie militaire Abdoul Qhouddous BAH décéda14. Quinze jours après, le samedi 28 du même mois à 9h 44 mn Tafsirou DJIGGO nous quitta. Ce jour, nous comptions à Waalata 42 cas de béribéri, 15 de dysenterie amibienne, sans parler de la desquamation, des troubles de vue et des troubles psychiques.

Il fallut la pression de l’opinion internationale pour arrêter ce début d’hécatombe. C’est le lieu de remercier ici, au nom de tous ceux qui étaient à Waalata, les organisations non gouvernementales qui ont fait un important travail de sensibilisation et de mobilisation pour sauver ceux qui étaient encore en vie. Nous pensons particulièrement à Amnesty International, à la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (F.I.D.H.), à Africa Watch, à l’Association en faveur des victimes de la répression en exil (A.V.R.E.) et à toutes les initiatives individuelles à travers le monde.

C’est grâce à toutes ces pressions que le régime du colonel Wul TAYA accepta de nous transférer à Ayoun el Atrouss. Les civils d’abord du 31 octobre au 1er novembre 1988 ; puis les militaires le 15 février 1989. Nos conditions de vie furent, certes, améliorées. Les travaux forcés furent supprimés et les entraves enlevées. A partir de mars 1989, nous obtînmes, pour la première fois depuis notre incarcération en septembre 1986, le droit de visite de nos épouses.

Malgré ces visites, les tortures n’avaient pas cessé. Elles étaient devenues seulement plus rares. Durant le mois de Ramadan, mois considéré dans l’islam comme celui de la paix, de la tolérance et du pardon entre musulmans on torturait des Musulmans dans cette prison de cette République islamique de Mauritanie parce qu’ils Noirs et parce qu’ils refusent d’être soumis aux Arabes. Dans la nuit du 4 au 5 mai 1989, à partir de 0h 30mn nous fûmes terriblement secoués par les hurlements horribles du Maréchal de logis Mammadu Saajo NGAYDE qu’on torturait en dehors de l’enceinte du fort qui nous servait de prison. L’atmosphère traumatisant de Waalata nous rattrapait alors que nous étions tous persuadés, avec beaucoup de naïveté, que nous l’avions laissé dans ce mouroir le jour de notre départ vers à Ayoun. L’angoisse envahissait de nouveau nos esprits et nos corps. Une atmosphère indescriptible. Certains faillirent y perdre la raison.

Le 3 juillet 1989, une délégation du C.I.C.R. composée de deux membres (une femme et un homme) nous rendit visite. Elle demanda à me rencontrer pour m’annoncer la déportation de ma famille. Au cours de cet entretien j’ai insisté pour qu’elle visite le magasin où étaient enfermées les caisses de chaînes et de menottes qui nous accompagnaient partout dans nos lieux de détention. Ce qu’elle fit malgré les réticences de la direction de la prison. Avant de partir, elle revint me voir pour me confirmer qu’elle avait bien vu ce que je leur demandé de voir.

Pendant que j’étais en prison, mon épouse Habsa BANOR inspectrice des douanes de son Etat, a été déportée donc vers le Sénégal le 29 mai 1989, parce que seulement elle est née dans ce pays15. Nos enfants, âgés respectivement de 12, 10 et 7 ans, furent abandonnés à eux-mêmes. Ils furent rendus le 29 juillet 1989 à leur mère, grâce à des démarches menées auprès du C.I.C.R. par une de mes belles-sœurs, Mme SALL née Tokosel SIH. Ceci après plusieurs négociations menées par cet organisme auprès du ministre de l’Intérieur, des Postes et Télécommunications de l’époque en personne, toujours le néo-nazi et raciste anti-Noirs, le colonel Gabriel CIMPER alias Djibril Wul ABDALLAH qui s’était opposé au départ à ce qu’ils soient envoyés auprès de leur mère.

Si j’ai eu la chance de retrouver ma famille reconstituée en exil en France, quatre ans trois mois et dix jours après mon arrestation (4 septembre 1986-14 décembre 1990), ce n’est pas le cas de centaines d’autres. Toute cette situation est à l’actif d’une politique qui cherche à détruire la cohésion ethnique des Bamana, des Fulbe, des Sooninko et des Wolof à partir de la cellule familiale qui constitue le fondement de toute société humaine. Au moment où je vous parle, près de 90 000 Noirs vivent encore dans des camps d’exclusion au Sénégal et au Mali, déportés de leur pays depuis avril -juin 1989, dans le cadre d’une politique de « darwinisme ethnico raciale » et d’arabisation de la Mauritanie. Dans ce pays, on trouve des familles Bamana, des Fulbe, des Sooninko et des Wolof dont les maris sont déportés. Dans d’autres, ce sont les épouses qui sont déportées emportant une partie des enfants1716. Après avoir été déportés, ces Mauritaniens sont encore victimes d’une politique de l’oubli et de déni sous le prétexte que leur retour est jugé non souhaitable, parce que source de conflit susceptible de menacer la stabilité dans la sous-région ! Les terrains de culture, les biens immobiliers, le bétail étant redistribués à des groupes de populations venues du Nord et à leurs H’râtîn, le gouvernement du Système Bîdhân ne veut plus les leur retirer. On cherche donc à fondre les déportés aux populations du Mali et du Sénégal (comme le souhaite aujourd’hui l’actuel gouvernement de Abdou DIOUF, un allié stratégique du Système Bîdhân).

Comme pour aggraver leur situation, le Haut Commissariat aux réfugiés (H.C.R.) a décidé de ne plus leur fournir de l’aide alimentaire à partir de la fin du mois de décembre 1994. Un organisme international qui se prétend humanitaire et qui affiche une relation de complicité avec le gouvernement de Maouya Wul Sid’Ahmed Wul TAYA et de son Système Bîdhân.

En Mauritanie, on est en train de préparer inévitablement un processus de guerre ethnico raciale, de massacres semblables à celui que nous vivons douloureusement aujourd’hui dans certaines parties du monde. Nous pensons au Rwanda. D’autres Rwanda se préparent dans le monde. Les démocraties occidentales le savent ; mais, comme d’habitude, elles n’interviendront que lorsque des fleuves de sang auront coulé. Il faut donc penser à une action préventive.

C’est au cours de mon séjour à Ayoun el Atrouss que je reçus pour la première fois deux cartes postales qui m’apprirent (mes camarades aussi puisque certains avaient reçu des cartes venant de France, de Belgique, de Suisse, des Etats-Unis, des pays scandinaves, etc.) que nous n’étions pas abandonnés comme nous l’avions toujours cru pendant tout notre long et pénible séjour à Waalata. C’est bien plus tard qu’un garde nous avoua qu’à Waalata le courrier était brûlé régulièrement, les colis détournés au profit des gardes. C’est à l’occasion de ma première visite à Sète que j’appris que mon groupe d’adoption m’envoyait du courrier. Les deux cartes postales (elles furent confisquées tout de suite après que nous ayons fini de les lire) avaient été envoyées par deux collégiennes de Poussan et de Balaruc-les-Bains. Je n’ai pas encore eu l’occasion de rencontrer ces personnes pour leur dire combien leurs cartes m’avaient remonté le moral, surtout à un moment où je me sentais si seul après la déportation de ma famille. Je n’étais pas le seul à vivre cette joie. J’entends encore les cris de joie de Mamadou Sidi BAH qui venait de recevoir une lettre de La Caroline du Sud (Etats Unis) : « (…) Nous serons libres, nous serons libres. Nous ne sommes pas abandonnés. Vous voyez que nous avons des amis (…) ». L’arrogance de certains de gardes diminua. Depuis qu’ils comprirent que la situation pouvait se retourner contre eux un jour, certains adoptèrent une attitude moins agressive à notre égard.

Un premier groupe fut libéré le 11 décembre 1989. Un second dont je faisais partie fut libéré le 14 septembre 1990. Les militaires furent libérés en mars 1991. Officiellement il n’existe pas de prisonnier politique. Mais depuis cette date, régulièrement des femmes, des hommes, des enfants, parfois ce sont des familles entières qui disparaissent. En 1991 et 1992, les charniers ont été trouvés près des villages de Wocci et Sori Male (Vallée du fleuve Sénégal/ Fuuta Tooro).

Pour terminer, je voudrais lancer un appel à la vigilance auprès de tous ceux qui luttent individuellement ou collectivement en faveur des droits humains. Nous avons remarqué que les autorités carcérales changeaient de comportement à notre égard en fonction du degré de pression dont le régime faisait l’objet de la part de l’opinion internationale. Pression d’une puissance ou des puissances occidentales sur les régimes dictatoriaux dont ils dépendent pour asseoir leurs pouvoirs, mais aussi et surtout pression des opinions de ces puissances sur leurs propres gouvernements. Car aujourd’hui, aucun pays dit occidental ne pourra convaincre son opinion qui est soucieuse du respect fondamental des droits humains sur le soutien qu’il apporte à un régime raciste, tribaliste et sanguinaire, quelles que soient les raisons d’Etat qu’il pourrait évoquer.

Certains pays qui violent les droits humains font la sourde oreille devant la désapprobation de l’opinion internationale, mais nul ne peut rester éternellement dans cette attitude. En ne baissant jamais les bras, je suis convaincu qu’on continuera à sauver encore des vies humaines à la merci des dictateurs et des sanguinaires.

L’absence de vigilance a permis de reprendre encore, entre 1990 et 1991, les massacres contre les Noirs de Mauritanie. C’est ainsi que 534 d’entre eux, civils et militaires, furent tués en toute impunité. Il n’existe aucune trace de leurs corps. De nombreuses demandes ont été formulées par des organisations non gouvernementales telles que Amnesty International pour l’envoi d’une mission d’enquête sur les violations des droits humains en Mauritanie, et plus particulièrement sur les exécutions extra judiciaires de 1990-1991. Parmi les victimes de cette période figurent d’ailleurs d’anciens détenus de Waalata et d’Ayoun el Atrouss

Le relâchement de la pression internationale, et surtout le soutien inconditionnel de la France [n’est-ce pas l’actuel conseiller pour les affaires africaines à l’Elysée qui avait déclaré lors de sa visite en décembre 1992 que « (…) le cas des massacres des militaires Noirs était un détail (…)» – des propos qui rappellent étrangement un discours révisionniste ici en France. N’est-ce pas l’ambassadeur de France à Nouakchott, le sieur RAIMBAUD, qui a déclaré récemment à une délégation mixte composée de membres de la Fédération internationale des droits de l’Homme et de Agir Ensemble pour les Droits de l’Homme que : «(…) Cinquante mille déportés, ça ne fait pas pleurer beaucoup de monde (…)»-(cf. Rapport F.I.D.H., avril 1994)] au régime raciste et chauvin de Maouya Wul Sid’Ahmed Wul Taya ont encouragé celui-ci à faire voter par son assemblée monopartiste le 29 mai 1993 une loi d’amnistie en faveur de tous les militaires, gardes, gendarmes et policiers impliqués dans les massacres et tortures contre les Noirs (Fulbe, Sooninko, Wolof, Bamana) entre octobre 1990 et mars 1991.

C’est dans cette impasse que se trouve actuellement la Mauritanie. Un Etat et un régime contrôlés par une ethnie dont les préoccupations sont d’être ancrées au monde arabe et qui se détourne de l’autre partie non arabe de la Mauritanie qui, elle, non seulement cherche à sauvegarder son identité, mais lutte aussi contre sa destruction physique.

Nous faisons tout notre possible pour ne pas tirer la même conclusion pessimiste que cet ancien administrateur colonial, Gabriel FERAL que j’avais eu l’occasion de rencontrer à l’occasion d’un colloque1817 et qui m’avait répondu sans compromis, à propos de la Question nationale en Mauritanie, qu’ « (…) il n’y a pas de solution compte tenu de l’Histoire et de ce qui s’est passé entre les deux communautés (…)».

Mais je continue à me poser la question que je me suis toujours posée avant, pendant et après la prison : Quel est l’avenir de la Mauritanie ?

1 Le fantôme du grand mufti de Jérusalem, Hâji Amin el-Husseini, leader des Arabes de Palestine sera peut-être heureux de constater qu’en Mauritanie, le Système Bîdhân continue d’appliquer ses théories. Il avait quitté Bagdad en 1939 pour s’exiler à Berlin où il vécut jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, accueilli par son allié Adolf HITLER qui avait promis « (…) de faire massacrer tous les juifs de Palestine quand ils auraient envahi la région ». En attendant, « (…) Il y fut stipendié « à la fois par le Ministère des Affaires étrangères et par la SS ». Le Nazisme qualifiait les Arabes d’  « Aryens honoraires ». (« La tragédie des soldats juifs d’Hitler » Bryan M. RIGG. Paris. Editions de Fallois. 2003. 367 pages. Traduit de l’américain par Huhues de GALLOIS. P. 272. Note 1

Titre original: «Hitler’s Jewish soldiers ». 2002 by the University Press of Kansas.

Lorsque le président prononça ce propos, feu Tafsirou DJIGGO qui était debout près de moi dit en Pulaar : « ee ndaw ko haani !» (« Que cela est étonnant ! »). Ne comprenant rien de ce qu’on disait durant le procès qui était fait en arabe, langue que je ne comprends pas, il me traduisait discrètement en Pulaar tout ce qu’on disait. Il me traduisit donc ce que venait de dire le président du tribunal. « Et alors (répondis-je). Ce n’est pas un affront d’être assimilé à des juifs. Nous avons beaucoup de sympathie pour ces gens. Est-ce que lui-même il n’a pas d’ancêtres juifs. Dans ce pays il y a des tribus bîdhân qui étaient juives avant l’arrivée de l’islam et qui ont été converties de force à cette religion et arabisées». C’est l’Historien qui s’exprimait et non le politique. Il rétorqua avec un regard très désapprobateur : « Mubbu hunuko maada Ibiraahiima. Wonaa nokku to dum haaletee. A waylotaako mukk » (Tais-toi. Ce n’est ni le lieu ni le moment de le dire. Tu es toujours le même). Je me fis alors tout petit, obéissant à l’aîné.

 

 

La Communauté des H’râtîn est composée de deux sous-ensembles : les H’râtîn proprement dits qui sont des descendants d’esclaves et les Abîd qui sont encore soumis au régime intégral d’esclavage bien que celui-ci ait été supprimé en Mauritanie par l’ordonnance n°81 234 du 9 novembre 1981.

Les décrets du 27 avril 1848 et du 12 décembre 1905, l’indépendance de la Mauritanie en 1960 et son adhésion aux Nations unies puis l’ordonnance du 9 novembre 1981 n’ont jamais permis aux esclaves vivant dans l’espace administratif de Mauritanie de se libérer de leurs conditions de servilité parce que ceux qui ont toujours détenu le pouvoir sont aussi leurs propriétaires ou leurs anciens propriétaires.

 

 

Les « chaînes de Brahim Wul Alioune NDIAYE » qui nous entravèrent les pieds du 2 janvier au 31 octobre 1988 étaient ainsi dénommées parce que ce colonel à l’époque chef d’Etat-major de la Garde nationale avait eu l’idée de commander des chaînes exclusivement pour nous faire subir les pires souffrances. Comme le rapportait le lieutenant-flingueur drogué et tortionnaire Ghâli Wul SOUVY, de la tribu des Awlâd Gheylân : «On vous a fait venir ici pour vous tuer. Vous ne retournerez jamais auprès de vos familles. Nous vous tuerons tous à petit feu, et nous ferons des rapports dans lesquels nous dirons que vous êtes morts de paludisme. C’est fini pour vous. C’est ma mission. Ordre du patron».

 

 

Pour les Bîdhân, le facteur racial ne peut être considéré comme critère fondamental d’identification par rapport aux Wolof, Sooninko, Fulbe (ou HaalPulaareebe et aux Bamana, même si cette nationalité se désigne sous le vocable identitaire racial de «Bîdhân», mot dérivé de l’arabe Ebial qui veut dire «blanc». S’il existe une moitié «blanche» (en réalité, elle est pour l’essentiel métissée, biologiquement parlant), l’autre se compose de Noirs qui sont des Hrâtîn (affranchis ou descendants d’affranchis) et de Abîd (esclaves).

C’est le seul peuple au monde que nous connaissons qui se donne un qualificatif identitaire sur des considérations raciales. Il désigne les autres peuples africains qui ne sont pas de « race blanche » par le vocable « Sudân» (les Nègres) ou par le vocable « Kwar » (du mot kufr, mécréants)

 

Lors de la première séance de tortures il tiendra les propos suivants : « Vous êtes des ingrats. On vous fait manger et vous et vous vous vouliez vous révolter. Vous allez payer votre ingratitude sales Yahoud »

 

 

Lors de la première séance de tortures lui aussi dira en Hassaniya qui est l’arabe dialectale des Arabo-berbères de Mauritanie : « kaamil ndoor kallas Inch Allah : Ils paieront tous chèrement s’il plaît à Allah»

 

 

 

En dehors de l’ex-commissaire de police Mamadou LIH, de l’ex-capitaine de l’armée Djibril DIOP et de feu Moussa LIH qui étaient enfermés dans une même cellule tous les trois avec feu le lieutenant du génie Abdoul Qhouddous BAH qui lui, eut des chaînes aux pieds jusqu’à son décès, tous les autres prisonniers politiques avaient été enchaînés deux par deux entre le 3 et 10 janvier 1988. C’est après cette date que chacun fut enchaîné seul aux pieds. Durant cette première période, nous vécûmes une autre forme d’humiliation qui nous marqua psychologiquement. Etre enchaîné avec son aîné pour lequel vous avez le plus grand respect et avec lequel vous êtes obligé de vivre tous vos moments intimes, jusqu’à aller avec lui aux toilettes. Des moments que nous redoutions tous. Le service pénitencier pratiquait ainsi tout acte qui était susceptible de nous détruire psychologiquement.

 

 

9 Lorsqu’il entendit mes hurlements, Tafsirou DJIGGO choqué se mit à pleurer à chaudes larmes. Une émotion et une solidarité humaine et militante que ne partagèrent pas Teen Yousouf GUEYE, Saydou KANE, Ibrahima Mocktar SARR et Abdoul Aziz KANE. Notre camarade Paate BAH entendit Teen Yousouf GUEYE qui regardait la scène dire « C’est bien fait pour lui. C’est un extrémiste. Il nous met toujours en danger. Il est toujours en train de protester ». Choqué par ces propos, Paate BAH, mettant de côté notre tradition culturelle africaine qui exige le respect à l’égard de l’aîné, l’engueula en le traitant d’inhumain. C’est Ibrahima Mocktar SARR, Saydou KANE et Abdoul Aziz KANE qui lui répondirent violement à la place de Teen Yuusuf GEY en cautionnant le propos de celui-ci. Il s’en suivi de vives altercations entre Paate BAH et ce trio devant tout le monde. Il fallut les calmer. On ne décida de me raconter cette scène qu’au camp des déportés de NJum (Sénégal) à l’occasion de ma première visite en avril 1994. Une telle attitude d’inhumanité à mon égard de la part de Teen Yousouf GUEYE, d’Ibrahima Mocktar SARR et de Saydou KANE ne me surprenait guère.

 

 

10 Décédé seul le jeudi 2 septembre 1988 dans sa cellule, à la prison civile de Nema où il avait été transféré la veille

 

 

11 Entre le 16 janvier 1987 et le 31 octobre 1988, vingt-trois missions d’inspection ont été effectuées à Waalata. Une, celle du 5 octobre 1988, était conduite par le Ministre de l’Intérieur, des Postes et Télécommunications de l’époque en personne, le néo-nazi et raciste anti-Noirs, le colonel Gabriel CIMPER alias Djibril Wul ABDALLAH. Trois d’entre elles par le gouverneur de la région de Nema. Toutes les autres étaient commandées par des commandants de la région militaire de Nema. Parmi les 23 missions, 7 avaient chacune parmi leurs membres un médecin. Aucun d’eux n’avait respecté le sermon d’Hippocrate. Ils se sont tous comportés en agents d’un Système venus constater l’évolution de la campagne de liquidation physique de ses ennemis. Lors de la visite du 8 septembre 1988, le médecin de Nema, toujours un Bîdhân affirma que nous « (…) étions bien traités (…)» !

 

Malgré l’interdiction qui était faite aux prisonniers politiques de fumer, une solidarité manifestée par deux gardes H’râtîn permit au groupe des fumeurs invétérés (les maréchaux des logis chefs Pappa GUEYE, Samba Yero WONE, des sergents Moussa BAH, Ousmane Abdoul SARR et Djibi Doua KAMARA, de Mamadou Sidi BAH, Saydou KANE l’aîné et Al Hadji DIA) de reprendre le tabac pendant quelques jours du mois de février 1988. Ils fumaient à tour de rôle leurs morceaux de cigarette dans ce que nous appelions «antichambre» ; mais dans la discrétion car il fallait éviter que les autres gardes ne les découvrent. Ce qui aurait donné encore des arguments pour de nouvelles représailles contre nous, mais surtout contre les rares gardes qui étaient en relations de solidarité.

Souvent drogué, tortionnaire machiste, ce lieutenant-flingueur (car il aimait bien répéter qu’il allait nous flinguer tous) disait à qui voulait l’entendre : « (…) On vous a fait venir ici pour vous tuer. Vous ne retournerez jamais auprès de vos familles. Nous vous tuerons tous à petit feu, et nous ferons des rapports dans lesquels nous dirons que vous êtes morts de paludisme. C’est fini pour vous. C’est ma mission. Ordre du patron (…)».

 

Je revois encore ces deux gardes H’râtîn qui exprimaient leur joie devant le corps inanimé de mon cousin en disant en hassaniya : « Quelle joie. Voilà un autre Nègre qui est encore mort. Qu’ils meurent tous ». Comme si eux-mêmes n’étaient pas eux-mêmes des Nègres ! ET dire que mon cousin Abdoul Qhouddous BAH est un métis. Son père est un Pullo et sa mère une Bîdhâniya. Quelle absurdité cette question raciale en Mauritanie qui s’est installée dans l’irrationalité. C’est seulement après son décès que les gardes acceptèrent de lui enlever les chaînes aux pieds, alors que nous le leur avions demandé de le faire au moment de son agonie.

 

Ibrahima Abou SALL

Montpellier, le 25 juin 1994

Conférence nationale de la Section française

d’Amnesty International. Montpellier

 

 

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