«Ils m’ont bandé les yeux quand ils m’ont amené à côté de la mer pour me dire qu’on allait m’exécuter puisque je refusais de parler ; j’ai dit tant mieux ; je préfère qu’on m’exécute, comme cela tout le monde sera tranquille»
La Tribune : Qui êtes-vous exactement ?
Kane Ibrahima Amadou : Je m’appelle Kane Ibrahima Amadou, ex brigadier de la garde, rescapé de Walata, actuellement réfugié au Sénégal.
La Tribune : Comment avez-vous été arrêté pour la première fois et quand ?
Kane Ibrahima Amadou : J’ai été arrêté le 22 octobre 1987, accusé d’un coup d’état militaire ; le jour de mon arrestation, je devais partir en mission à Tamchakett pour assurer la sécurité de l’ex président Haidallah ; j’avais refusé de partir parce ce n’était pas moi qui devait partir puis on m’a remplacé par quelqu’un d’autre ; j’avais dit que je ne pouvais pas partir parce j’avais des affaires à régler ; le vendredi, je suis allé à l’état-major de la garde, Brahim Ould Ali N’Diaye était le CEM à l’époque ; il est revenu de la présidence à 13 h ; le commandant d’unité, Ould Jiddou m’a conduit voir le colonel pour lui dire ‘voilà le brigadier Kane qui devait se rendre à Tamchakett’ ; il lui a dit de voir la liste des bandits qui voulaient faire un coup d’état et j’étais en tête de liste.
La Tribune : Il y avait combien de gardes ?
Kane Ibrahima Amadou : Ils ont arrêté beaucoup de gardes à Jreïda mais parmi les gardes ils ont choisi deux seulement qu’ils ont jugés : il y avait moi et le brigadier Sy Djibril dit Samuel Doe, donc deux sous-officiers de la garde. Samuel Doe c’était son surnom, il admirait beaucoup Samuel Doe ; il faisait des dédicaces à la radio.
La Tribune : Est-ce que réellement vous étiez mêlés au coup d’état ?
Kane Ibrahima Amadou : Nous n’étions pas mêlés mais on nous a accusés comme d’autres personnes parce qu’ils ont dit que c’était les négro-mauritaniens qui voulaient faire un putsch ; raison pour laquelle on m’a arrêté ; lorsqu’on m’a arrêté à l’Etat-major on m’a appelé vers 2 heures. On m’a dit que d’après les renseignements, nous voulions faire un coup d’état changer la monnaie, changer le drapeau etc. ; ils m’ont demandé de dire tout ce que je savais sur Ba Seydi ; j’ai répondu que je ne connaissais pas le lieutenant Bâ Seydi , je savais juste que c’était un officier de l’armée ; c’est un officier de la marine et moi je suis à la garde il y a rien entre nous ; deuxièmement que Bâ Seydi ne peut pas dire que moi je suis mêlé à ce coup d’état ; ils m’ont dit que c’est faux et que je devais parler sinon je serai torturé ; j’ai dit que même si on me coupait la tête je ne pouvais dire que ce que je connais ; à 1 heure du matin nous avons été menottés et escorte par le lieutenant Saïda qui était en ce moment le commandant de la base de Jreïda ; on nous a mis dans des land Rover, dix personnes par voiture ; à l’arrivée, on a dormi dans les Land Rover jusqu’au lendemain ; il y a des gens qu’on a mis dans des cellules de 90 cm de large, d’autres dans des cellules étroites (10 personnes par cellule) ; moi j’étais avec 9 autres personne dans une cellule ; on est resté jusqu’à 10 heures environ et le lieutenant est venu demander après moi ; arrivé dans notre chambre, il a dit que d’après ses renseignement j’étais l’élément moteur et que ce n’était pas ma place ; le lendemain, il est revenu pour dire la même chose ; quand on a commencé l’interrogatoire, chaque fois que je rentrais voir le capitaine Ndiaga Dieng qui dirigeait l’enquête de la gendarmerie, le lieutenant lui disait que j’étais l’élément moteur du putsch et il n’y a personne parmi les officiers et sous-officier qui a dit que le brigadier Kane l’avait contacté ; J’ignorais tout du coup d’état, je n’avais contacté personne ; j’ai dit dans que je suis au courant d’un coup d’état militaire mais que je n’avais aucune preuve pour dénoncer, ensuite je n’ai pas de mission pour contacter qui que ce soit ; même actuellement si vous voyez mon dossier c’est ce que vous trouverez ; on m’a torturé pendant vingt jours je n’ai pas changé de déclaration.
La Tribune : Quel genre de tortures?
Kane Ibrahima Amadou : On m’a déshabillé ; on m’a ligoté par les pieds et les mains, on m’a fait entrer dans un trou, toute la base m’a marché dessus, d’autres m’ont donné des coups de rangers ; on m’a laissé dans le trou plusieurs heures et quand on m’a détaché je ne pouvais pas tenir debout. Ils m’ont bandé les yeux quand ils m’ont amené à côté de la mer pour me dire qu’on allait m’exécuter puisque je refusais de parler ; j’ai dit tant mieux ; je préfère qu’on m’exécute, comme cela tout le monde sera tranquille ; on m’a déshabillé en plein air, ligoté, les gendarmes m’ont frappé. Le capitaine en personne et le lieutenant ce jour je leur ai dit que comme ils m’ont torturé pendant vingt jours et que je n’ai pas changé ma déclaration d’un mot, tous deux ne méritaient même pas d’être des caporaux, ce que vous faites ici n’est pas normal ; ils m’ont demandé pourquoi je disais qu’ils ne méritaient même pas d’être des caporaux ; le capitaine s’est levé et a commencé à me gifler alors que j’étais menotté par derrière ; il a demandé aux gendarmes de me ramener, de me déshabiller et de me battre avec des cravaches avec des baïonnettes et tout ça ; ils m’ont fait subir toutes sortes de tortures, jusqu’au jour où on nous a jugés ; le colonel Cheikh Ould Boïda avait fait trois groupes ; le premier groupe, il avait demandé onze condamnations à mort, le deuxième groupe des condamnations à perpétuité, et le troisième groupe à vingt ans de prison, moi j’étais parmi le deuxième groupe ; quand on nous a jugés, j’ai écopé d’une peine de dix ans de prison et d’une amende de trois cent mille ; le verdict est tombé le 3 décembre, le 5 ils ont exécuté les trois officiers condamnés à mort, lelieutenant Bâ Seydi, le lieutenant Sarr Amadou et Sy Seydou ; le 8 décembre, on nous a amenés à Walata avec les gens des FLAM ; on nous a menottés tous ensemble pour nous mettre dans un camion remorque. En ce moment nous ne connaissions même pas les FLAM ; nous sommes des militaires, il n’y a rien entre nous et les FLAM ; moi personnellement je ne connaissais même pas les gens des FLAM.
La Tribune : Mais vous étiez gardés et ils étaient en prison…
Kane Ibrahima Amadou : Oui, ils étaient en prison centrale de Nouakchott depuis 86 ; notre sous groupement créé au temps de Haidallah assurait la sécurité à la présidence ; c’est là-bas que nous étions basés. J’ai fait 6 mois à la prison, le premier jour que je suis venu à la prison, j’ai fait passation de service en présence d’un lieutenant de la garde, dont j’oublie le nom, j’ai trouvé 301 détenus ; en ce moment les gens des Flam étaient là-bas et je suis resté jusqu’au jour où on m’a envoyé en mission.
La Tribune : Comment ça s’est passé à Walata ?
Kane Ibrahima Amadou : A Walata, on nous a mis tous dans une même chambre, menottés deux à deux, moi j’étais enchaîné avec l’ex commissaire Ly Mamadou ; le premier commissaire qui a participé au coup de 1978 ; on est resté ensemble ; même pour aller aux WC, on va ensemble 24 heures sur 24 ; en ce moment j’étais aussi le premier pour faire partie des volontaires pour amener des bidons de 70 litres d’eau, l’adjudant Thiaw, le sergent-chef Sy Mamoudou Alassane et le sergent Lam et moi ; on était quatre pour amener les bidons du puits de Walata au fort ; on nous a divisés en groupes, on est enchaîné et escorté par des gardes, on faisait trois rotations par jour, on faisait la corvée de sept heures jusqu’à deux heures ou trois heures parfois, et à l’arrivée on ne boit même pas parce qu’ils nous amènent une baignoire remplie d’eau et chacun avait droit à la capacité d’un pot de gloria pour 24 heures ; le repas qu’on nous amène à 9 heures pile consistait en du riz sans sel sans huile sans viande, s’ils lavent le riz, ils donnent l’eau aux ânes et quand les ânes ont fini de boire ils lavent le riz dans cette eau pour préparer le repas ; on est resté deux ans depuis notre arrestation sans toucher de l’eau pour le bain, on n’avait même pas de quoi laver nos mains ; on est resté avec les même tenus jusqu’à ce que tout tombe en lambeaux ; on est devenu comme des animaux pendant deux ans.
La Tribune : Quand votre situation va-t-elle changer ?
Kane Ibrahima Amadou : Lorsqu’il y a eu le décès de l’adjudant-chef Ba Oumar Alassane, une mission est venue là-bas, le ministre de l’intérieur Djibril Ould Abdallahi est venu avec une importante délégation comprenant le commandant du GR 1 et d’autres officiers ; ils nous ont demandé pourquoi ces gens-là étaient morts ; nous avons dit au ministre que c’est lui qui a donné l’ordre de ne pas mettre du sel dans nos repas et quand on nous a amené ici l’adjudant Mohamed Ould Boubaly nous a dit voilà, on vous a amené ici c’est pour vous tuer, sans gaspiller nos cartouches ; on va vous empêcher de manger et de boire jusqu’à ce que vous périssiez tous ici ; nous avons dit au ministre que c’était des instructions que vous avez données par vous-même ; quelques jours après il y a eu le décès de Djigo Tafsirou ; après quelques jours Tène Youssouf Guèye est décédé, après le décès du lieutenant Bâ Abdoul Khoudouss, ce dernier était malade, il était couché et ne pouvait même pas bouger, on nous a dit qu’il fallait casser ses chaînes ; ils ont dit tant pis pour vous ; l’essentiel est qu’après le décès du lieutenant on a emmené des pierres pour casser le cadenas ; nous avons enterré tous ces morts. L’adjudant-chef Ba Oumar Alassane, Djigo Tafsirou et le lieutenant Ba Abdoul Khoudouss sont enterrés à Walata mais Tène Youssouf Guèye a été enterré à Néma, parce qu’ils voulaient l’évacuer sur Néma quand il a rendu l’âme en cours de route.
La Tribune : Il y aura un changement après ?
Kane Ibrahima Amadou : Il y eu un changement après l’arrivée d’une autre mission, une délégation importante avec des officiers ; il y avait un médecin capitaine de la garde pour nous soigner ; ils ont emmené des habits, des tenues militaires de la gendarmerie et chacun a eu droit à deux tenues, il y avait des draps du croissant rouge, beaucoup d’alimentation ; du lait, de la macédoine ; il n’y avait parmi nous que 15 sur 64 qui pouvaient encore tenir, tous les autres étaient malades et ne pouvaient même pas bouger ; lorsqu’on a eu tous ces décès on a envoyé les civils à Aïoun et les militaires sont restés à Walata pendant trois mois et en ce moment deux journalistes sont venus là-bas, il y avait Dahmani de Jeune Afrique et Babacar Touré de Sud Quotidien qui sont venus nous voir, nous saluer disaient-ils ; ils nous ont dit qu’ils étaient venus nous rencontrer et s’enquérir de nos conditions de détention ; lorsqu’ils nous ont salué, ils sont allés voir le commandement qui les a bien accueillis ; après au moment de leur départ on leur a demandé pourquoi ils ne nous avaient pas interrogés, ils nous ont répondu qu’ils n’en avaient rien à voir ; ils sont repartis sans nous rencontrer ; le 31 décembre 1988 on nous a fait quitter à 2 heures du matin pour nous acheminer à Aïoun ; Nous sommes arrivés au fort d’Aïoun à 14 heures et on a retrouvé nos camarades civils ; on a été enfermé dans des chambres et on est resté là-bas. Tout ce temps-là nous étions complètement coupés du monde : pas de radio, pas de journaux pas d’informations, aucun contact avec nos parents qui ne savaient même pas où on se trouvait ; il y avait la propagande qui disait que tel est en France, tel à Dakar, c’était en fait parce qu’ils voulaient nous tuer et dire que nous avions tenté de nous évader ; après quelques mois nous avons été informés que nous pouvions désormais recevoir du courrier et la visite de nos parents, on pouvait lire des journaux et écouter la radio ; nos parents ont commencé à venir ; on avait 15 minutes sous la surveillance d’un garde armé ; les femmes et les hommes étaient fouillés par des gardes ;
La Tribune : A Walata il n’y a jamais eu d’améliorations ?
Kane Ibrahima Amadou : Lorsqu’il y a eu des décès le 22 mars 1988 il y avait parmi nos camarades certains qui avaient cassé leurs cadenas ; parce les gardes refusaient qu’on mette des chiffons sous les chaînes parce que le fer nous blessait ; quelques-uns ont cassé les cadenas c’étaient 22 personnes et c’était le 22 octobre, ce jour on nous a sorti tous et nous a terriblement torturés l’un après l’autre. Ce jour on ne l’oubliera jamais. Certains comme le lieutenant Barro Moussa Gomel, l’ingénieur Sow Amadou Moctar, le lieutenant Diako Abdoul Karim ces gens-là on croyait qu’ils étaient morts puisqu’on est resté trois jours sans les voir ; on les avait tabassé à mort ; c’est comme si on avait déchiré leur corps à corps de couteaux ; actuellement ils sont en France ; nous les autres on nous a sorti on nous a traité très mal, il y a un brigadier de la garde du nom de Veth que je connais bien pour avoir travaillé avec lui dans un même bureau à l’état-major, il s’assoit et nous dit je pisse sur vous ; il y avait le lieutenant de la garde qui nous a dit je pisse sur vous ; le professeur Sall Ibrahima Abou a été déshabillé, ligoté et torturé pendant une journée sous le soleil ; il criait ce jour-là, les habitants de Walata ont entendu ses cris ce jour-là.
Moi aussi pour revenir au fort d’Aïoun j’y ai été torturé ; des gardes m’ont demandé de puiser de l’eau et j’ai répondu que je n’étais pas là pour ça ; parmi eux il y avait des éléments que j’avais moi-même formés à Rosso ; ils m’ont pris et m’ont fait sortir, il y avait un jeune sous-lieutenant du nom de Abdallahi de Monguel ; on m’a ligoté et quatre personnes me soulevaient pour me laisser tomber sur les pierres ; ils ont posé sur moi des pierres de 50 kilos ; toute l’escadron est passée pour me frapper avec des bâtons ; mes genoux étaient en sang ; quelques jours après une mission du CICR est venue ; ils nous ont vu et la mission a écrit ; nos conditions se sont améliorées avec l’arrivée du gouverneur Hadrami Ould Mome, le frère du Cheikh d’Atar ; notre alimentation était confisqué par les gardes et nous l’avons dit au gouverneur qui nous a permis de gérer notre alimentation.
La Tribune : Tous les officiers étaient mauvais ?
Kane Ibrahima Amadou : Non pas tous ; il y avait le lieutenant Oumar Ould Beïbacar, c’est un excellent officier de la garde, puisque tout le monde a témoigné ; tous les prisonniers civils et militaires de Walata ont témoigné du travail du lieutenant Oumar Ould Beïbacar ; il est humain, il est pieux et il est conscient ; nous savons que si cela ne dépendait que de lui nous ne serions jamais dans des conditions pareilles ; il y avait aussi le lieutenant Mohamed Lemine Ould Ahmedou de la garde ; il doit être colonel actuellement ; le jour où il est venu à Walata, il a pleuré devant nous ; ce jour il est parti acheter de son argent un mouton, des pâtes, il nous a donné le tout à préparer ; c’était notre premier vrai repas depuis notre arrestation le 22 octobre 87. Il a envoyé un message au ministère de l’intérieur pour leur dire qu’il ne pouvait pas rester dans ces conditions et que si les conditions n’étaient pas améliorées tous les prisonniers allaient succomber ; finalement il n’est pas resté plus de deux semaines ; en gros nos conditions se sont améliorées après les décès ; on pouvait aller se laver au puits. (…)
Propos recueillis au camp N’Dioum par MFO
© La Tribune n°357